12 ANS DANS LA TOUNDRA

 

JULES BOURQUE

MÉDECIN VÉTÉRINAIRE

 

 


Mises en garde

      

1.            Quand le médecin vétérinaire accepte la responsabilité de participer au projet du boeuf musqué, il est informé qu'aucun budget ne serait alloué à la recherche scientifique.  Les éléments sont en place, il ne reste qu'à mener à bien le projet.

 

2.            À un moment donné, comme plusieurs intervenants voulaient imposer leurs idées, le responsable du projet a dû rédiger des directives à suivre.  Malgré cela, certains n'avaient aucun scrupule à passer outre en son absence de la ferme.

 

3.            Un de mes bons amis m'avise, dès les débuts, qu'il me faut éviter la boisson avec les Inuit et aussi me tenir éloigner de leurs femmes, car ils sont prêts à les négocier pour obtenir des faveurs du responsable.

 

4.            Des gens de mon entourage veulent connaître les péripéties de ces douze années: les bons coups comme les mauvais, les aventures comme les mésaventures.  La narration des faits dans leur intégrité est fondamentale pour saisir tous les impacts négatifs que comportaient certaines décisions, comme l'arrêt de traitements, etc.

 

5.            Quelle que soit la narration, je raconte intégralement les vécus du moment.  Ainsi, on remarque qu'il est souvent mention de "petits remontants" (boisson alcoolique).  J'ai vite réalisé qu'à la Baie d'Ungava, les gens qui viennent y travailler se comportent comme s'ils se trouvaient subitement en vacances dans des camps de chasse ou de pêche, où plusieurs en profitent pour s'évader de leurs soucis quotidiens.

 

 


Quelques définitions

 

1)                   Boeuf musqué: (ovibos)  Mammifère vivant dans la toundra.

2)                   Vieux Fort Chimo: (ancien village) Ferme des boeufs musqués.

3)                   Fort Chimo, (Kuujjuaq): Erigé par les Américains pour une piste d'atterrissage lors de la dernière guerre mondiale.

4)                   Toundra:  Région nordique sise en dehors de la zone des arbres.  On y trouve quelques petits arbustes nains, (bouleau).

5)                   Taïga:  Territoire de conifères au sud de la toundra, surtout des épinettes et des mélèzes.

6)                   Forêt:  Zone située au sud de la taïga comprenant des conifères très variés et les arbres à feuilles.

7)                   Pergélisol:  Syn.:  Permagel ou permafrost.  Sol minéral brut des régions froides, gelé en permanence à une certaine profondeur.

8)                   Banquette alluviale:  Bande de terre le long d'un cours d'eau comprenant des dépôts de sédiments, boues, sables, graviers, cailloux abandonnés par le cours d'eau quand la pente ou les débits sot devenus insuffisants.

9)                   Bouvier:  Responsable des animaux à la ferme en l'absence du médecin vétérinaire.  Toujours un homme blanc.  Les Inuit nous appelle: Homme blanc

10)               Assistant bouvier:  Toujours un blanc.  Dans ce texte, il s'agit de Monsieur Jean-Paul Matte un fidèle compagnon.

11)               Inuit, Inouk.  Dans le texte, Inouk est singulier alors qu’Inuit est pluriel.  Depuis 1993, ces appellations ont fait l’objet d’une recommandation officielle en vue de simplifier la graphie au masculin, au féminin et au pluriel.  L’adjectif est maintenant variable.  Aujourd’hui, on écrit un Inuit, une Inuite, des Inuits, des Inuites.  L’adjectif s’écrit au minuscule et le nom en majuscule.

 

 


 Informations complémentaires

 

1.            La pesée des bêtes a commencé le 31 octobre 1967, à l'âge de six mois.  Lors de la tétée, matin et soir, sept jours par semaine, les animaux passaient sur la balance.  La compilation des données a permis d'établir la courbe des poids pour une période de trois années consécutives. 

2.            En août 1968, c'est le début de l'établissement de certaines normes physiologiques: respiration, pouls, etc.  La température rectale moyenne est définitivement terminée en 1970, à partir de cent cinquante-trois séances réparties sur vingt-six jours: elle est de 101,2 F .

3.            À l'automne 1969, quelques femelles montrent leurs premières chaleurs, mais les mâles n'ont pas encore atteint leur maturité sexuelle.

4.            En août 1970, une équipe de spécialistes du Ministère de l'agriculture entreprend une étude sur les aires de paissance à la ferme et au lac Kolmeister situé à quelques kilomètres à l'est de la ferme.  L'étude du rapport nous permet de consolider le travail amorcé à l'autome 1967.  Des suppléments sont appliqués sur la surface de différents enclos pour améliorer la végétation.  Ainsi, en 1975, nous pouvons apprécier les pre­miers changements majeurs.

5.            En 1971, l'exploration des Monts d'Youville (Baie d'Hudson) avec Serge Payette du Centre d'études nordiques pour connaître certains éléments topographiques et floris­tiques de la région.

6.            En 1971, l'exploration de la région de la rivière Baleine (Baie d'Ungava) où se rencon­tre une végétation abondante durant la période d'été, mais aucune visite des lieux n'est effectuée durant les mois d'hiver.  Également en 1971, c'est la grande exploration de la montagne à partir du lac Bérard jusqu'au village de Tasiujaq.  Elle coïncide avec le voyage du ministre du gouvernement lors de son excursion de pêche avec l'un de ses amis à Tasiujaq.

7.            En 1972, je visite une deuxième fois cette montagne avec un Inuk du village pour commencer à lui impliquer l'idée de la possibilité d'une libération dans la région.  Suite à cette visite, une équipe de chercheurs de l'Université Laval étudie la région pour nous donner un relevé de la végétation.  Malheureusement, le travail est resté en sus­pens.

8.            En 1975, accompagné de deux Inuit, j'explore la pointe de terre comprise entre le fleure Koksoak et la rivière False: bons pâturages et bonne végétation pour l'hiver.  À toute fin pratique, toute la bande de terre comprise au nord de la ferme entre le Koksoak et la False, et jusqu'à la Baie d'Ungava, est très bien pourvue des éléments nécessaires à la survie de l'ovibos en liberté.

9.            En 1972-73, nous entreprenons des travaux de drainage et nous commençons à amélio­rer le coin du dépotoir en enterrant nos déchets après les avoir passés à l'incinérateur.  Malheureusement, les travaux restent inachevés, car notre véhicule prêté aux gens du village n'est jamais retourné à la ferme.

10.        Nous profitons d'un splendide printemps (1974) pour faire un grand ménage général sur toute la banquette au sud de la mission anglicane.  Pour une première fois, nous commençons à respirer plus librement; il en est de même pour la surface végétale.

11.        Au cours du cheminement à la ferme, il y a eu beaucoup de constructions et de répara­tions de toutes sortes:

a)      La pose d'un système d'aqueduc pour la saison estivale.

b)      L'installation de deux réservoirs de 10,000 gallons chacun pour le carburant diésel.  Une amélioration très économique.

c)      La construction sur place d'un bateau en métal pour le transport des matériaux lourds entre le village et la ferme.

d)      L'érection de clôtures pour délimiter l'enceinte de la ferme et les différents pâturages pour leur rotation de quarantaine (177,14 âcres) - (71,686 hectares).  Phase complète.

e)      Une centrale électrogène est érigée sur place ainsi qu'une nouvelle ligne de dis­tribution pour .tous les bâtiments.

f)        Les trois maisons habitées sont réparées selon les besoins.

g)      L'aménagement d'un entrepôt à foin à l'ancienne mission catholique.

h)      L'aménagement d'un corridor d'entrée pour les animaux à l'étable.

 

 


                                                       T A B L E  D E S  M A T I è R E S

 

 

Douze ans dans la toundra du Nouveau-Québec.. 2

Préliminaires. 4

Les origines du boeuf musqué et son cheminement vers la domestication   5

L'implantation du boeuf musqué au Québec.. 7

La méthode de capture.. 9

Les principaux buts du projet.. 10

La localisation de la ferme.. 11

Les débuts de la ferme.. 12

Les débuts de l'élevage.. 14

L'aménagement des enclos. 18

Le rut.. 25

Le temps des naissances. 26

Les traitements à la ferme.. 32

La cueillette du qiviut.. 40

La recherche de territoires. 45

Les trois éclaireurs. 54

Une libération.. 58

Les dangers de parcours. 64

Première partie. 64

Deuxième partie. 68

Les repas à la mode du pays. 74

Première partie. 74

Deuxième partie. 79

Troisième partie. 85

Sources bibliographiques. 90

ANNEXES. 92

 

 


Douze ans dans la toundra du Nouveau-Québec

                  

                   Un soir d'automne de l'année 1967, un biologiste du gouvernement aborde un médecin vétérinaire pour lui parler d'un travail à la Baie d'Ungava auprès d'animaux venant, pour ainsi dire, d'un autre monde et qui se nomment boeufs musqués, même si le musc est tout à fait absent.

 

                   Imaginez un peu la réaction du moment provoquée par une telle proposition.  Gestes instinctifs: le corps se dresse, les yeux s'agrandissent, les oreilles veulent devenir encore un peu plus grandes et la bouche semble vouloir prononcer un mot, rien pour le moment, mais après un profond soupir d'apaisement, quatre mots sont exprimés bien clairement:  « je vais y réfléchir », dit le médecin vétérinaire.

 

                   Ainsi commença, en quelque sorte, la grande aventure d'un médecin vétérinaire auprès des habitants de la toundra du Nouveau-Québec, soit les Inuit d'abord, ainsi que la faune tels les boeufs musqués, les caribous, les loups, les lagopèdes, que complètent les animaux des eaux: les phoques, les bélugas (baleines blanches), les sensationnels saumons, les truites, et pourquoi ne pas terminer avec ce magnifique tableau, pour ne pas dire ce splendide kaléidoscope éclatant de couleurs que nous présente la grande famille des canards au temps de leur migration au pays des glaces, sans oublier les outardes lors de la ponte printanière.

 

                   Pour revenir à nos moutons, et c'est un peu le cas, car les boeufs musqués ont porté bien des noms au cours des ans: moutons arctiques, chèvres arctiques, boeufs musqués et très souvent ovibos.  De nos jours, il est officiellement reconnu que l'animal peut être désigné par les trois vocables suivants: boeuf musqué, ovoboviné ou ovibos de la grande famille des bovidés.  Ovibos est le nom latin dans la classification (taxonomie) des animaux et il est d'usage courant, pour certains noms, d'employer le genre qui désigne le nom de l'animal dans la famille.

Arrivée à la ferme avec mon ami Sammy et sa famille

                  

                   Le projet d'implantation du boeuf musqué au Nouveau-Québec ne pouvait se réaliser sans la participation d'un médecin vétérinaire, car les animaux devaient passer par une ferme d'élevage et d'apprivoisement avant leur libération sur le territoire.  Ce passage provisoire ne pouvait également se réaliser sans l'application de traitements médicaux, tant préventifs que curatifs.

 


Préliminaires

                  

                   Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Américains, dans leurs randonnées de reconnaissance, survolent bien attentivement l'immense toundra des Territoires du Nord-Ouest, à partir de leur base militaire de Kuujjuak dans la Baie d'Ungava.

 

                   C'est en prenant part à ces randonnées qu'un jeune aviateur militaire sent le besoin de reconnaîre ces bêtes poilues qui, du haut des airs, le fascinent.  Un sentiment de curiosité l'envahit peu à peu et il se met dans la tête de revenir un jour saluer ce grand mammifère apparemment isolé du reste du monde.

 

                   Qui, au cours de sa vie, n'a pas ressenti le besoin de flatter ou tout simplement de poser sa main sur un animal domestique?  L'homme fait partie du règne animal et son instinct naturel le porte à se rapprocher de ceux qui l'entourent.  Imaginez alors le désir ardent du jeune aviateur américain de vouloir parler à un animal préhistorique qui semble perdu dans les régions de l'Arctique canadien.

 

                   Après la guerre, notre jeune aviateur obtient un doctorat et devient professeur d'écologie humaine à l'Université d'Alaska.  Durant cette période, il accumule un vaste bagage de connaissances sur le boeuf musqué qu'il aimait bien saluer du haut des airs et lesquelles lui permettront de réaliser ses rêves, comme nous le verrons ultérieurement.

 

 


Les origines du boeuf musqué et son cheminement vers la domestication

                  

                   Les fossiles retrouvés au cours des siècles font remonter les origines du boeuf musqué au Miocène de l'ère tertiaire.  À cette époque, les mammifères sont évolués et nous trouvons les premiers caprinés au Miocène moyen, en Mongolie, avec le genre Oiocéros que l'on retrouve plus tard à Pikermi, côte à côte avec le premier représentant connu du boeuf musqué, le Criothérium à courtes cornes, puissantes et trapues, soudées à leur base et sem­blables à celles d'Urmiathérium du Pontien de Chine.

 

                   Il semble évident qu'à cette époque, les bovidés sont en nette avance sur les cer­vidés et qu'au Pliocène, fin du tertiaire, ils sont largement répandus et en état d'immigration dans l'ancien monde.

 

                   Au cours des siècles, l'animal finit par envahir les continents circumpolaires comme le Canada, le Groenland, l'Europe, la Sibérie et l'Asie centrale nord.  Lors des gran­des glaciations, l'animal se déplace pour survivre, ce qui explique la présence de fossiles en France et aux États-Unis d'Amérique.  La végétation la plus nordique retrouvée aux confins des glaces sert de nourriture à la survie des bêtes.

 

                   C'est au Pléistocène du quaternaire que l'on retrace l'animal en Amérique du Nord.  À ce stade, je me permets de préciser que le fait de retracer un animal à un endroit ne lui enlève pas le fait qu'il ait eu ses origines ailleurs et en des temps reculés.  Depuis l'implantation du boeuf musqué au Québec, trop de gens se sont empressés de répandre de l'information qui, malheureusement, s'est avérée souvent fort erronée.  Certains personnages ont profité d'une très minime contribution à certaines étapes du projet pour étaler au grand jour leur nom à titre d'informateur, sans se soucier de la véracité de leur information.  Pour­tant le responsable du projet était toujours à leur disposition.

 

                   Au Mésolithique de l'ère quaternaire, la littérature nous rapporte que le boeuf musqué n'existe plus en Eurasie et nous savons qu'il a disparu de l'Alaska vers 1850, sans préciser les causes.  Au début du présent siècle, uniquement le Canada et le Groenland peu­vent se réjouir de la présence de cet extraordinaire animal sur leur territoire.  De tous les genres qui ont existé à travers les siècles, seul le genre «ovibos» se retrouve présentement sur le globe, soit en Amérique du Nord, au Groenland et en Sibérie.

 

                   Sur notre territoire, la chasse intensive de l'animal par l'homme est sur le point d'exterminer l'espèce, lorsqu'en 1917, le gouvernement canadien légifère et interdit de le tuer en tout temps.  La loi est toujours en vigueur et sauvegarde environ 12 000 têtes.  L'homme a beaucoup détruit sur son passage, mais il n'a pu éteindre ce témoin étonnant qui vit depuis des millénaires aux confins des glaces.

 

                   Le premier homme blanc à parler de cet animal est Henry Kelsey, en 1689.  Il le rencontra au nord-ouest de Churchill, au Manitoba.  Cependant, Nicolas Jérémie, officier français et commerçant de fourrures, est le premier à écrire un rapport d'observations sur l'animal.

 

                   Vilhjarmur Stefansson, un explorateur qui observe l'ovibos dans la toundra, recommande aux enquêteurs de la Commission royale du Canada de bien vouloir domes­tiquer cet animal, car son duvet semble très rentable.  Le gouvernement fait fi des recom­mandations des commissaires et le rapport est renvoyé aux calendes grecques.

 

                   Plus tard, c'est au tour de John Teal de songer à la domestication afin de récupérer ce fameux duvet. C'est ainsi qu'en l954 débute officiellement la première domesti­cation du boeuf musqué sur la ferme de monsieur Teal au Vermont: sept jeunes bêtes prove­nant de l'Arctique canadien subissent les premiers tests sur la possibilité de leur apprivoise­ment en vue de la domestication.

 

                   Après dix années d'étude sur l'animal, Teal reçoit la collaboration de la W.K.Kellogg Foundation et celle de l'Université de l'Alaska pour établir en l964 la première et véritable ferme d'élevage et de domestication de cet animal préhistorique.

 

                   Dans le mémoire présenté à la fondation Kellogg par l'Université de l'Alaska, il est spécifié qu'un médecin vétérinaire qualifié soit impliqué directement au début du projet.  Valait mieux prévenir que guérir, avec en main une bête d'une telle valeur.  Ainsi débute l'implication du médecin vétérinaire en regard du boeuf musqué.  Cette implication s'avérera très laborieuse en maintes circonstances lors du cheminement du projet de domestication et d'implantation du boeuf musqué au Nouveau-Québec.

 

Troupeau de bœufs musqués sur une île de l’océan Artique


L'implantation du boeuf musqué au Québec

 

                   L'implantation de l'ovibos en terre québécoise relève de la ténacité de monsieur Teal et des efforts soutenus de monsieur Roger Lejeune, biologiste engagé au Nouveau-Québec par le gouvernement du Québec.

 

                   Lorsque le Québec accepte en, l965, le projet d'une ferme d'élevage de boeufs musqués sur son territoire, Roger Lejeune, biologiste, et Jacques Rousseau, botaniste et ethnologue bien connu, rencontrent monsieur Teal à son domicile au Vermont.  Après un entretien de cinq heures, monsieur Teal offre de transporter gratuitement, n'importe où dans le Québec, de vingt à vingt-cinq têtes, en août et en septembre 1966, sous réserve que le Québec dispose d'une installation convenable pour les recevoir et d'un personnel intéressé.

 

                   Dans la rédaction du rapport de cette rencontre, Roger LeJeune termine ainsi: «Il n'y a, je crois, plus à hésiter.   Le Nouveau-Québec n'est-il pas la terre d'élection des tentatives d'application d'idées et de techniques qui n'ont pas cours chez nous, ni même ailleurs?»

 

                   Le site de la ferme étant choisi, il faut maintenant aller chercher les bêtes.  Les négociations sont entreprises par LeJeune et Teal auprès des représentants de l'administra­tion des Territoires du Nord-Ouest pour capturer et transporter des sujets au Nouveau-Québec.  Ici, il faut rappeler que les deux émissaires ci-haut mentionnés du Québec eurent à affronter à cette occasion des interlocuteurs très arrogants et extrêmement difficiles à con­vaincre.

 

                   Monsieur Teal, acceptant mal le refus du Canada de donner des bêtes au Québec, menace les représentants fédéraux de les dénoncer auprès de son gouvernement à Washington.  C'est la dernière carte à jouer, car l'Américain a la ferme opinion qu'il y a un blocage dû à la discrimination du gouvernement central du Canada envers l'une de ses provinces, en l'occurrence le Québec.

 

                   Devant cette menace de voir dénoncer la situation auprès du gouvernement voisin, la permission de capture est aussitôt accordée.  Rien n'est neuf sous le soleil disaient les Romains.  Il en est de même sous le soleil canadien.  Seule la menace d'un plus puissant peut faire infléchir le gouvernement.

 

                   L'opération de capture est confiée à monsieur Teal, le seul expert mondial connu de cet animal.  Le site de prédilection est la péninsule de Fosheim de l'île Ellesmere, au nord de la Terre de Baffin.  Selon LeJeune, l'autorisation de capture est délivrée bien tard (juin l967) et la mise sur pied de l'expédition pour l'année en cours semble un moment compro­mise, mais finit pour le mieux.  Pendant que Teal organise son équipe comprenant six chas­seurs et deux cinéphotographes, dont certains viendront à leurs frais de l'Alaska et de la côte plus au sud du Pacifique, LeJeune combine les éléments logistiques avec les organismes suivants: le ministère des Transports du Canada pour le transport de l'équipe par brise-glace, de Résolute à Euréka, et les hélicoptères pour la chasse; le ministère de la Défense du Canada, pour un avion de retour de Euréka à Fort Chimo, mais c'est refusé; le ministère des Mines et des Ressources pour un groupe de recherches sur la banquette polaire et enfin, la compagnie Nordair pour noliser un DC-4 pour le transport d'Euréka à Fort Chimo.

 

                   Quelques modifications circonstantielles permettent à l'opération de fonctionner sans déroger significativement du programme prévu et l'équipe de capture atteint Euréka en deux divisions, les 16 et 20 août.  La chasse commence le l7 pour se terminer le 30, avec un, deux ou quatre hélicoptères, selon les jours, et au hasard de la présence de deux brise-glace et d'un pétrolier venus ravitailler la station météorologique et les douze hommes qui y habitent à l'année.

 

                   En quinze jours, sous un ciel généralement clément pour la région, vingt-huit jeunes boeufs sont capturés.  On y fait une sélection de trois mâles et douze femelles pour le Québec.

 

                   Les quinze bêtes retenues sont gardées dans un garage transformé en étable pour nos besoins et elles sont allaitées de force deux fois par jour dans une atmosphère de corrida.  Chacune a reçu un collier distinct dès son entrée dans la garderie et les dossiers individuels sont rapidement noircis d'observations spécifiques à chaque animal.

 

                   Dans la nuit du 1er au 2 septembre l967, un quadrimoteur nolisé pour la circonstance est chargé des bêtes et des hommes, en pleine tempête de neige, et s'envole vers Frobisher et Fort-Chimo.  Là, un transport par camion et navire, organisé par l'agent en poste du Québec, amène l'expédition à son terme, c'est-à-dire à la ferme aménagée depuis quelques jours sur le site de l'ancien village de Kuujjuaq, renommé Umimmaqautik (là où se trouve le poilu).           

 

                   Il y a 2,575 kilomètres entre la base d'Euréka sur la péninsule de Foshein au 80e parallèle et la base de Fort-Chimo.  Pendant le trajet, l'équipage et les passagers jouent à la nourrice pour alimenter ces bébés du pôle Nord.

 

                   Il faut voir la joie et la curiosité manifestées par les gens de Kuujjuaq à l'arrivée des «barbus», comme les appellent les Inuit, eux qui en entendent parler depuis des mois.  Allaient-ils venir?  Bien oui, ils sont là; ils arrivent juste à l'heure de l'office du dimanche matin, le 3 septembre l967.  Le bon père R. Lechat, O.M.I. de la mission catholique du vil­lage récolte quelques sous de moins à la quête, car les absences sont nombreuses.  Cepen­dant, son coeur continue à battre de joie, cette joie qu’il manifeste dans les événements de tous les jours.

 

                   À l'arrivée à la ferme, quel spectacle de regarder ces jeunes bêtes à leur sortie des cages!  Elles reniflent l'air pur et se sentent en liberté.  Elles chargent furieusement la clôture, mais les efforts sont vains.  Une jeune femelle, voulant protester à sa façon, décide de s'attaquer à un des poteaux qui retiennent la clôture; pourquoi pas?  Si le poteau tombe, la clôture va suivre et ce sera encore la liberté.  Mais voici que le poteau résiste et la bête doit abandonner.  Les coups de tête ont secoué davantage l'animal que le poteau et une déchirure du diaphragme a plutôt libéré cette pauvre femelle de sa torpeur, car la mort s'ensuivit.

 

                   Si aujourd'hui le Québec se glorifie de la réussite d'un tel projet, je dois dire que c'est grâce à la persévérance et à la ténacité de messieurs LeJeune et Teal.

 


La méthode de capture

 

                   Toujours selon LeJeune, au moment où l'équipe de capture se rassemble à Euréka, Teal et ses acolytes de l'Institute of Northern Agricultural Research avaient déjà prélevé une centaine de jeunes boeufs musqués dans divers troupeaux sauvages lors d'ex­péditions antérieures.  Leur technique a évolué depuis la chasse de l954, alors que la méthode employée, imitée de la façon laponne de manipuler les rennes, consistait à pousser dans l'eau, à coups de pierres et de patience, un mâle identifié comme meneur d'un troupeau.  Femelles et jeunes l'y suivaient à la nage et des chasseurs en canots surgissaient de leur cachette pour s'emparer des veaux au milieu d'adultes impuissants.  Plus tard, un avion fut utilisé aux mêmes fins.  À compter de l963, l'emploi de l'hélicoptère permit d'éviter la phase aqueuse, difficile à provoquer et toujours dangereuse, et ouvrit la voie à la chasse en terrain découvert ou même légèrement accidenté.

 

                   À Euréka, en l967, quatre hélicoptères ont pu être utilisés en même temps, dans un rayon de trente-deux kilomètres d'un point d'attache et de rassemblement.  Cette tech­nique de capture décrite ci-dessous a été poussée à son maximum d'efficacité.  Jusqu'à dix veaux furent pris en une seule journée et aucune mortalité n'a été enregistrée.

 

                   Le déroulement d'une capture type, avec un appareil ayant deux chasseurs à son bord est le suivant:

v     survol du territoire à altitude moyenne (200-500 mètres) pour localiser un troupeau (généralement formé de cinq à quatorze bêtes);

v     descente rapide sur le troupeau pour le mettre en fuite et éviter qu'il se forme en ligne de défense;

v     poursuite du troupeau à sa vitesse de course et à très basse altitude (2 à 5 mètres), accompagnée de mouvements visant à pousser un veau pointé vers l'extérieur;

v     écartement du troupeau (environ 1 kilomètre) une fois le jeune détaché;

v     descente des chasseurs armés de cordages à proximité du veau isolé; celui-ci fait front, cherche peu à s'esquiver (fatigue) fonce à l'occasion sur l'un ou l'autre, ce qui facilite sa capture pas toujours facile.  Cette phase dure de quelques minutes à une heure;

v     immobilisation de l'animal, ablution et injection de pénicilline;

v     enroulement dans une forte toile et chargement sur ou dans l'hélicoptère;

v     retour du groupe à la base où l'animal est remis à l'équipe de soigneurs et va prendre place (en laisse) dans l'étable, où son allaitement forcé commencera quelques heures plus tard.

 

                   Avec deux appareils et trois ou quatre chasseurs, la phase de capture proprement dite est généralement très courte et on a vu un tandem d'hélicoptères ramener trois bêtes en une seule sortie de moins de deux heures.  Une telle formation est également avantageuse en cas d'accident ou de panne, comme l'a mis en évidence un incident survenu à un groupe lors d’une chasse dotée d'un seul engin de vol et qui aurait pu avoir des suites tragiques, car le deuxième appareil n'était pas là pour prêter secours.  Finalement, la chasse se termine sans incident fâcheux.


Les principaux buts du projet

 

                   La principale motivation du lancement d'un élevage de boeufs musqués au Nouveau-Québec s'associe à l'écologie d'un milieu bien particulier.  Tout d'abord, l'immense toundra n'est utilisée qu'en partie par le caribou; il y a donc place pour un autre grand mam­mifère comme addition rationnelle à la faune nordique du Québec.  Ce seul objectif est, en soi, assez important pour justifier une intervention qui ne peut être que mieux profitable.

 

                   Au début du projet, la végétation est très abondante dans la toundra, du moins pour les besoins de la faune, car les caribous en sont absents depuis environ une soixantaine d'années.  En effet, dans ses migrations, l'immense troupeau de la rivière Georges se déplace en direction sud pour revenir le printemps suivant, à son point nord, pour la période des naissances.

 

                   Même si le caribou avait été présent, il y aurait eu place pour les deux espèces.  En effet, la nourriture de base n'est pas la même pour les deux espèces en cause.  Le caribou recherche le lichen, tandis que le boeuf musqué recherche le petit foin appelé «carex» ainsi que les têtes des petits saules nains.  

 

                   Cependant, c'est avec le deuxième hiver de notre projet que coïncide la sortie des caribous de la taïga, pour reprendre comme autrefois leurs longues migrations en direction nord dans la toundra.  Ma joie est grande de constater que les limites de la ferme sont aux abords du sentier des bêtes, en marche vers leurs pâturages d'hiver au nord-ouest de notre emplacement.

 

                   Quel phénomène grandiose de voir défiler en diagonale, sur le majestueux fleuve Koksoak, des dizaines de milliers de têtes qui, à tout moment, s'arrêtent brusquement pour étudier les possibilités de défense contre un ennemi entrevu ou flairé.  Quel que soit le dan­ger, l'arrêt n'est que temporaire et le défilé reprend toujours dans la même direction.

 

                   Une autre motivation presque aussi importante qui nous porte à souhaiter la présence du boeuf musqué sur notre territoire est sa chair lors des abattages.  Nous récoltons également la laine et ses sous-produits étant donné la possibilité de profiter d'une végétation autrement improductive.  La perspective d'une nouvelle industrie hante les esprits; on songe à un projet à long terme.

 

                   C'est un fait, la laine est susceptible d'influencer l'économie locale, car son utili­sation dans la fabrication de lingerie de luxe a un effet direct sur la création d'occupations nouvelles et sur l'expansion de cette industrie touristique possédée par les Inuit.

 

                   Enfin, comme le dit LeJeune, il y a la volonté de provoquer l'apparition d'un esprit «agricole» parmi les Inuit et d'illustrer les concepts de conservation et de mise en valeur rationnelle des ressources renouvelables, chez une population qui devra bientôt apprendre à vivre des produits de son milieu.


La localisation de la ferme

 

                   Pour la majorité des gens vivant au Québec, donc au sud du 50e parallèle, la notion d'une ferme avec des chevaux, des vaches, des moutons, des porcs, des volailles, des chiens, des chats n'est aucunement comparable avec cette ferme exceptionnelle qui a été éri­gée au nord du 58e parallèle, à la Baie d'Ungava, sur l'emplacement de l'ancien village des Inuit de Kuujjuaq (autrefois Fort-Chimo).

 

                   Après la dernière guerre mondiale, les Américains ont abandonné l'emplacement militaire de Kuujjuaq en laissant tout sur place.  Les gens du village (Vieux-Chimo), de l'autre côté du fleuve Koksoak, en ont pris possession pour profiter des nombreux avantages que leur procurait ce nouveau site avec une piste d'atterrissage juste à la sortie du village, délaissant ainsi leur site primitif et abandonnant, eux aussi, leurs bâtiments sur place.  Le fleuve, à cet endroit, avec un peu plus de 2 kilomètres de largeur et des marées variant de 4,87 mètres à 9,75 mètres est une barrière naturelle aux transports lourds, comme les navires de fort tonnage. Il n'y avait aucun regret dans le coeur des Inuit à quitter leurs cabanes de bois pour aller loger dans une maison plus confortable.  Le responsable de la Compagnie de la Baie d'Hudson et les Pères Oblats de la mission catholique abandonnèrent également leurs bâtiments, car ils devaient suivre les gens du peuple pour poursuivre leur mission respective.

 


Les débuts de la ferme

 

                   Quand débute le projet des boeufs musqués, il est facile de négocier l'usage des bâtiments inhabités depuis une dizaine d'années et demeurés en très bon état.  Quelques habitations et une splendide banquette alluviale étalant une épaisse végétation herbacée, voilà une bonne partie de la future ferme où vont gambader les premiers boeufs musqués.

 

                   Le bâtiment de la mission catholique est transformé en entrepôt pour les besoins de la ferme.  La maison du gérant de la Compagnie de la Baie d'Hudson est réservée pour le bouvier.  Le bâtiment qui servait de magasin à la Compagnie est transformé pour loger le médecin vétérinaire.  Celui qui servait d'entrepôt est utilisé pour remiser le foin, au premier étage, tandis que le rez-de-chaussée est aménagé pour la mise en place de loges indivi­duelles pour les soins à donner aux animaux.  Le bâtiment du garage est divisé en deux par­ties dont l'une servait pour nos véhicules et l'autre servait pour nos génératrices.  Cependant, après les premières années, nous décidons de nous construire une station électrogène.  Près de la mission catholique, une habitation secondaire déjà sur place sert de résidence à la famille de l'Inuk.

 

                   Pour l'arrivée des bêtes, en août 1967, un enclos de 0,88 acre (0,356 hectares) avait été débarrassé de tous les débris, au moyen de râteaux, et clôturé d'une broche à mail­les serrées.  Tout ce qui pouvait blesser les animaux (morceaux de vitre, vieux clous, etc.) était ramassé et transporté au dépotoir construit pour les besoins de la ferme.  Au cours des huit années subséquentes, de nouveaux enclos viennent s'ajouter pour finalement obtenir une superficie de 177,14 âcres (71,686 hectares).

 

                   Entreprendre de nettoyer la banquette du Vieux-Chimo et d'y ériger des enclos demandaient une bonne dose de courage de la part des pionniers, car les débuts pouvaient se comparer quelque peu avec ceux des premiers colons.  En effet, les travaillants se servaient d'instruments manuels pour creuser le sol et y déposaient les premiers poteaux de bois.  Quand vous enfoncez un pieu à coups de masse dans une terre meuble, vous n'êtes pas portés au découragement, mais vouloir creuser le sol à la Baie d'Ungava, à travers les nom­breuses roches, demande une surdose de courage et de volonté presque impossible à évaluer, pour quelqu'un qui n'y a jamais passé les deux courts mois d'été.

 

Maison du médecin vétérinaire et des visiteurs

 

                   Vos deux mains sont tellement mobilisées à tenter d'éloigner les milliers de moustiques, qui ne demandent qu'à vous priver de votre sang, que lorsque vous voulez placer vos deux mains sur la masse pour frapper, vous devez subir le martyre des moustiques.  Bien des fois on aurait voulu être un surhomme pour masser d'une main et tenter d'éloigner les moustiques de l'autre. Les gens de la toundra ont beau vivre avec les moustiques, mais à certains moments, ils souhaitent la venue de grands vents pour les éloigner un peu.

 

                   Un jour, vers la fin du mois de juillet, je demande à deux Inuit de peinturer l'ex­térieur de la maison du bouvier sise à quelques mètres du rivage du fleuve Koksoak.  Deux jours plus tard, les deux employés sont enfin prêts pour exécuter le travail demandé, mais ils ne commencent que le lendemain.  La deuxième journée des travaux, au cours de l'après-midi, par un temps passablement humide, calme et sans vent, je me trouve à l'intérieur de la maison du bouvier pour transmettre un message par radio lorsque, jetant un coup d'oeil par la fenêtre, j'aperçois un des Inuit coiffé d'un chapeau à moustiquaire; aussitôt le fou rire me prend.  C'est la première fois que je vois un Inuk coiffé d'un chapeau porté habituellement par un blanc, selon l'expression du milieu, et aussitôt je sors pour aller le taquiner.  J'ai envie de lui dire que je suis heureux de le voir évoluer en acceptant de se coiffer de l'un de nos chapeaux.  C'est en sortant à l'extérieur que je comprends aussitôt le manège de l'Inuk peintre. Les myriades de moustiques se fondant en une seule et immense nuée semblent occuper tout l'air environnant.  Dès que j'approche des deux travaillants, nous nous mettons à rire tous les trois; eux, parce qu'ils s'offrent en spectacle dans cet accoutrement pour la première fois et, moi, parce que je viens d'en voir un troisième coiffé de la même manière.

 

                   Naturellement, je jette un coup d'oeil à leur travail et j'ai une nouvelle surprise!  On dirait que le mur frais peinturé a attrapé la picotte (variole) tellement il y a de marin­gouins emprisonnés dans la peinture.

 

                   Quand je dis qu'il faut une surdose de courage et de volonté pour passer les deux mois d'été à travailler à l'extérieur, vous soupçonnez sans aucun doute que je n'exagère pas. C'est un vrai martyre que d'endurer ces arrogantes bestioles qui ne désirent que votre bon sang, tout en vous faisant perdre votre bon sens.

 

                   Aussi bien vous apprendre la suite des événements.  Nos joyeux peintres ont jugé bon de peinturer le réservoir d'huile à chauffage (1136 litres) qui est installé sur un chevalet à environ sept à dix centimètres du mur, comme si ce réservoir faisait partie intégrante du mur.  Tout compte fait, je les félicite pour leur initiative.

 

 

Les débuts de l'élevage

                  

                   Comme seul et unique responsable de l'aménagement de la ferme et de la santé animale, j'avais pris la décision que toute action serait entreprise prioritairement en fonction des boeufs musqués, car nous étions là pour eux, et non pour notre confort personnel.  Les animaux mangeaient et buvaient en premier et, si tout semblait normal dans les enclos, nous allions manger à notre tour.  Disons qu'en mon absence, certains responsables (selon les années) se préoccupaient beaucoup plus de leur propre confort que de celui des animaux.  On partait à la chasse ou à la pêche selon les circonstances, sans trop se soucier des boeufs musqués et pourtant, il était facile d'obtenir les services de l'Inuk pour quelques heures.

 

                   Un autre grand principe de base que j'avais décidé de mettre en pratique con­sistait à faire évoluer les animaux dans un environnement qui serait sensiblement le même lorsque viendrait le temps de les libérer dans l'immense toundra du Nouveau-Québec.  Il était donc essentiel et même fondamental d'éviter les bouleversements du sol; le seul fait de les parquer dans un enclos causait déjà un certain stress aux animaux.  Pendant des heures, ils se promenaient à la file indienne tout le long de la clôture, espérant toujours la délivrance pour aller paître l'herbe plus luxuriante de l'autre côté.

 

                   Au cours des années qu'a duré le projet des boeufs musqués, nous avons parlé de ferme d'élevage et de domestication. Il aurait été préférable de parler d'apprivoisement au lieu de domestication, car les bêtes n'ont jamais été domestiquées, mais passablement bien apprivoisées.  Nous pouvons guider des animaux domestiques à la parole, ce qui n'a jamais pu être fait avec ces bêtes du Nord; elles étaient contraintes à suivre la volonté des hommes.

 

                   Pour les premières naissances, les jeunes buvaient le lait dans des chaudières.  La première fois, on amenait le veau à boire en lui enfonçant la tête dans le récipient.  Dès qu'il avait le museau trempé, on retirait la chaudière, il se léchait les babines et le bout du nez et découvrait aussitôt la saveur agréable de la nourriture.  Cette manoeuvre ne durait que pour quelques repas; par la suite, dès que quelqu'un s'approchait en frappant légèrement sur la chaudière, c'était la course suivie de la bousculade pour être servi le premier.  Nous aurions pu omettre le lait et les laisser brouter l'herbe, mais c'est par cette méthode que nous voulions les apprivoiser.

 

                   Dès la buvée terminée, les jeunes passaient dans un corridor où était aménagée une balance, ce qui nous permettait d'enregistrer les poids journaliers.  Dès qu'une baisse de poids se manifestait, l'animal bénéficiait d'une surveillance accrue.

 

                   Le lait et la pesée ont été les deux moyens ayant servi à l'apprivoisement des bêtes.  Comme médecin vétérinaire, je devais les approcher régulièrement et je passais des heures dans les enclos à me promener le plus près d'elles pour qu'elles sentent une présence amicale; c'est ainsi que je suis devenu, pour ainsi dire, un des membres de leur famille. Je vous relate ici deux événements qui m'ont marqué profondément et qui illustrent jusqu'à quel point je pouvais être un des leurs.

 

                   Un jour de printemps, durant la période des naissances, une forte tempête de neige accompagnée de vents atteignant les 130 kilomètres à l'heure s'abat sur toute la région et balaye davantage les enclos de la ferme qui n'offraient aucune protection contre les vents venant du fleuve.  À ce moment-là, j'ai deux visiteurs (des blancs du village) et l'Inuk qui réside en permanence à la ferme est absent.  Je les invite à m'accompagner pour une visite à l'enclos des femelles avec leurs petits.  Je savais que la mangeoire à foin était orientée de façon à se renverser sur le dos des bêtes à cause de la force du vent.  Aucun effort de notre part pour nous rendre à l'enclos, les rafales nous y amènent bien malgré nous une fois engagés dans le courant, et je suis même convaincu que nous avons voyagé dans l'espace à quelques reprises.

 

                   Rendu à l'enclos quelques instants avant mes deux compagnons, je m'avance lentement vers la mangeoire autour de laquelle devaient se trouver les animaux. Vu l'inten­sité de la tempête qui m'empêche de voir à plus d'un mètre devant moi, je parle continuelle­ment à forte voix, car je tiens à avertir les bêtes de mon arrivée et à guider en même temps mes compagnons qui me suivent.

 

                   Dès que j'aperçois quelques ombres autour de moi, il est déjà trop tard pour réagir, les femelles m'envoient rejoindre leurs petits au centre du cercle de défense.  Je suis maintenant initié à leur mode de vie et placé sous la protection des responsables du trou­peau.  Ces merveilleuses femelles se rappellent sans doute ma participation aux naissances de leurs petits.  Un frisson m'envahit mais disparaît aussi vite qu'il est venu.  Sans perdre de temps, j'interpelle mes compagnons, leur demandant de parler continuellement à haute voix pour ne pas effrayer les femelles et de continuer à avancer doucement.  Le manège fonc­tionne bien.  Enfin tous regroupés, nous continuons à discuter toujours sur le même ton pour signifier aux femelles que nous ne formons qu'un tout, qu'une seule famille. Si la confiance règne réciproquement entre les êtres, il se forme un lien d'amitié comme un cordon de pro­tection en cas de danger.  J'informe aussitôt mes copains que nous devons nous installer bien doucement autour de la mangeoire afin de l'axer dans la direction du vent.  Aucune réaction de mécontentement de mes bêtes durant notre manoeuvre.  J'en suis soulagé, car je suis responsable de la présence d'étrangers dans les enclos où se trouvent des boeufs musqués.  Sans ma présence, personne ne peut y pénétrer, sauf l'Inuk et le bouvier qui travaillent à la ferme.

 

                   Chez cet animal d'origine préhistorique, la formation en cercle qu'il adopte pour se protéger lors des dangers lui est bien spécifique.  Dès l'approche d'un être hostile, les femelles regroupent la jeune progéniture et l'encerclent toujours dans la même position: les petits au centre et les mères, le derrière contre les petits pour que la tête prenne position sur le contour de la formation, face au danger en perspective.  Ainsi, si des loups les approchent, elles les voient continuellement venir et sont prêtes à frapper avec leurs puissantes cornes.  Pour compléter cette barricade, les mâles se placent à quelques mètres en avant du cercle pour être les premiers à attaquer s'il y a lieu.

 

Le médecin vétérinaire espérant apprivoiser des jeunes (1968)

 

                   Ce mode de défense développé à travers les siècles est très efficace contre leur seul ennemi, le loup. Mais depuis l'apparition de l'homme dans leur territoire, cette forma­tion s'avère un vrai piège et il est facile pour l'homme de les abattre, car ils ne sortent pas de leur cercle.

 

                   Après avoir corrigé la direction de la mangeoire à foin, nous nous éloignons doucement du groupe tout en continuant de parler jusqu'à notre sortie de l'enclos.

 

                   Quand je repense au bout de chemin parcouru de la maison à l'enclos et à celui du retour à la maison, je m'interroge encore aujourd'hui sur la façon employée pour ce retour.  Je me souviens d'avoir essayé de m'agripper à l'air environnant en étirant le bras en avant afin de mieux résister à la puissance du vent qui, souvent, nous reculait de six pas après en avoir avancé de deux. 

 

                   Maintenant, après plusieurs années, la pensée de cet épisode me fait sourire, car sachant que les boeufs musqués sont des animaux qui vivent exposés aux grands vents et au froid, je constate qu'ils m'ont justement accueilli dans leur cercle de défense lors d'une tem­pête de grands vents.

 

                   L'autre événement se présenta quelques printemps plus tard et également vers la fin de la saison des naissances.  Un de mes amis de la ferme d'Alaska, ayant une certaine expérience avec les boeufs musqués, était venu me visiter avec une journaliste qui voulait produire un reportage sur l'évolution progressive de la ferme.

 

                   La traditionnelle tasse de thé à la main, assis bien confortablement tous les trois au vivoir, d'où nous pouvons observer les femelles à l'enclos des naissances, nous discutons de la possibilité de circuler tous les trois à l'intérieur de l'enclos où se trouvent les femelles et leurs petits.  La discussion est de courte durée, car seul mon ami peut m'accompagner à l'intérieur; la journaliste doit rester à l'extérieur pour éviter d'être dangereusement blessée par les femelles.  Mon ami ne l'entend pas ainsi. Il compte bien, tel que promis, la laisser circuler à l'intérieur des enclos et même toucher aux animaux.  Il a beau avoir plus d'années d'expérience que moi avec ses boeufs musqués, moi, je connais mieux que lui mes boeufs musqués.  Je l'avertis que les femelles vont charger la dame dès qu'elle sera à une certaine distance et que je ne peux prendre le risque qu'elle soit gravement blessée.  Il ne veut rien entendre et m'assure qu'il prend sur lui toute responsabilité, si jamais un accident survient.  Il est convaincu, à la suite de son expérience, que jamais les femelles ne foncent sur quelqu'un du sexe féminin; cela n'était jamais arrivé avec ses bêtes.

 

                   Pauvre journaliste, même si elle avait parcouru 1600 kilomètres, convaincue de pouvoir déclarer dans son reportage qu'elle avait bel et bien touché à ces extraordinaires animaux que sont les boeufs musqués, voilà que son rêve s'envole en fumée.  Cependant, après discussion, mon ami assumant toute responsabilité, je consens, non sans inquiétude, à la seule condition que cette dame reste toujours derrière moi et tout près de moi.

 

                   Nous terminons joyeusement notre thé et nous nous rendons immédiatement à l'enclos.  Tel que convenu, je passe le premier, suivi de la dame et de mon ami.  Les femelles et les petits, âgés de quelques jours, sont à fureter entre les arbustes nains à moitié enneigés.  C'est une fin de matinée splendide, le soleil est radieux.

 

                   Après avoir marché une dizaine de mètres, j'arrête et je dis à mon compagnon qu'il est encore temps de changer d'idée, étant toujours convaincu d'une réaction défavorable de la part des femelles.  Rien n'y fait, on veut voir les bêtes de plus près et même les toucher.  «Très bien, dis-je, nous allons nous approcher encore un peu plus, mais il faut que la journaliste reste très près de moi.»  Je commence alors à parler à haute voix pour prévenir mes femelles d'une approche anormale de ma part.  Rendus à 45 mètres des femelles, nous devons nous arrêter, car je sens de l'excitation dans le troupeau.  J'avertis mes visiteurs que je vais m'approcher seul pour quelques pas et à mon signal, ils pourront me rejoindre.  À peine ai-je fait dix pas qu'un grognement assez fort de la part des femelles se fait entendre et elles avancent vers nous.  Instinctivement, les deux bras en l'air en signe d'arrêt, je leur crie que c'est assez et elles s'arrêtent.  Me retournant, je constate que mes deux compagnons me suivent au lieu d'attendre, tel que convenu.  J'ai eu peur pour quelques secondes.  Il n'y a plus à hésiter, la dame doit sortir de l'enclos le plus vite possible et par le plus court chemin.  Je lui indique un poteau de clôture à quelques mètres à sa gauche et lui ordonne de me pré­céder dans cette direction.  Il me faut la protéger, indépendamment de ce qu'il peut m'ar­river.  Mon ami, convaincu que le danger est maintenant passé, me dit de ne pas m'énerver pour rien.  Il n'en faut pas plus.  Je lui dis de s'éloigner, de passer le premier et de rejoindre l'endroit désigné; la dame va te suivre et je vais enfiler à reculons à votre suite pour surveil­ler mes femelles et ainsi tenter de vous protéger.  Comme il hésite encore, j'élève le ton pour l'enjoindre d'obéir et, c'est à peine si j'ai le temps d'ouvrir la bouche, que je suis glacé d'inquiétude:  les femelles viennent de réagir à un mouvement de la dame.  Comme elle se retourne pour se diriger vers le poteau, les femelles décident d'aller la reconduire à leur façon.  Instantanément, je me place face aux femelles qui s'avancent à toute allure en grognant.  Les jambes écartées et les bras levés, je leur crie: «C'est assez, c'est assez.»  Elles s'arrêtent toutes à un ou deux mètres de moi, dans un état de nervosité assez marqué.  Moi aussi je le suis, nerveux, mais quel soulagement lorsque je constate qu'elles obéissent à mon commandement qui était à la fois une supplication.

 

                   Je décide d'instinct de leur parler plus doucement pour bien montrer qu'il n'y a aucun danger tant que je suis avec elles.  Je me retourne pour constater que mes compa­gnons sont déjà tous les deux agrippés au poteau et prêts à passer par-dessus la clôture.  Je remercie Dieu bien sincèrement d'avoir protégé mes amis, mais j'ai une curieuse réaction de stress causée par la peur.  Il n'eût pas fallu qu'il y ait une personne blessée dans l'enclos des boeufs musqués; c'était ma responsabilité.  Encore tout tremblant, je me dirige vers mes deux visiteurs afin de les inciter à sortir immédiatement de l'enclos pour l'observation des femelles et de leurs veaux naissants.  Inutile d'ajouter qu'en ma présence, pareille aventure n'aura plus lieu.

 

                   Une fois remis de nos émotions, la conversation s'engage à nouveau, mais elle est maintenant orientée vers une série de questions de la part des deux visiteurs.  Je profite de l'occasion pour mettre mon ami en garde contre le comportement des humains envers certains animaux.  J'ignore encore la cause exacte de la réaction des femelles envers la femme.  Cette réaction ne s'était manifestée antérieurement qu'à la cinquième année de la période des vêlages et je venais de la vivre une deuxième fois; sûrement que ce serait la dernière.

 

                   Cette aventure devient tout de même un sujet fort intéressant pour notre jour­naliste: elle peut diffuser son information et avouer honnêtement avoir été la cause d'un incident très spécial survenu dans un enclos de naissances des boeufs musqués du Nouveau-Québec.

 

 


L'aménagement des enclos

 

                   Dès les débuts de l'élevage, j'ai bien précisé qu'il était fondamental d'éviter les bouleversements du sol, afin de favoriser un environnement qui serait sensiblement le même que celui de l'immense étendue de la toundra du Nouveau-Québec, lorsque le temps viendra de libérer les bêtes. Il était bien clair que l'épierrage était complètement défendu et cela pour deux raisons: la première, pour conserver l'intégrité naturelle du terrain et, la deuxième, pour éviter l'érosion toujours fragile sur une banquette alluviale.  Le seul changement permis était l'ensemencement du sol avec certaines graines pour améliorer la végétation.

 

                   Avec la collaboration de mon assistant-bouvier, nous avons tracé un plan d'amé­nagement des enclos à partir de photos aériennes qu'un ami m'avait fournies.  Connaissant bien le terrain pour l'avoir marché en tous sens, il nous a été facile de délimiter la zone la plus favorable à ce projet dans l'enceinte de la ferme.

 

                   Au cours des premières années, à cause de budgets très restreints, nous avons dû nous limiter à la banquette alluviale pour l'érection des enclos. À cet endroit, il était pos­sible, à force d'acharnement, de creuser manuellement le sol et d'y placer les poteaux desti­nés à soutenir la clôture de métal.

 

                   Un jour de juillet, nous commencions à clôturer le site habité autrefois par les Naskapis, une tribu indienne qui partageait la banquette avec les Inuit, lorsqu'un archéologue se présente et nous demande de retarder les travaux.  Il voulait fouiller la dizaine d'emplacements de tentes que l'on pouvait encore voir sur le terrain.  «Mon cher ami, lui dis-je, il est un peu tard pour penser à votre projet.  Depuis tout le temps que le site est abandonné, vous auriez dû entreprendre vos travaux avant aujourd'hui.  Quand avez-vous l'intention de commencer et combien de jours vous faut-il pour tout compléter? 

-     Pour le moment, c'est impossible, mais d'ici quelques jours, je vous informerai de mon programme.»  Voyez-vous ça?  Il me demande d'arrêter mes travaux et il ne peut même pas faire les siens.  Tout de même, comme j'aime collaborer, j'acquiesce à sa demande et il s'en retourne tout heureux.

 

                   Cependant, rien ne nous empêche de poser la clôture, pourvu que l'on respecte l'intégrité du terrain où l'on aperçoit encore les grands cercles caractéristiques de l'emplace­ment des tentes des Naskapis, chose que l'on ne rencontre pas chez les Inuit.  Vu qu'il y a plusieurs enclos à ériger sur la banquette, nous décidons tout simplement d'en commencer un autre.

 

                   Les jours et les semaines passent.  Un bon matin, la neige nous salue et nous annonce l'approche de l'hiver.  Que c'est gentil!  Pourtant le visiteur aurait pu être aussi gen­til en nous informant de son projet de recherches archéologiques; mais non, aucune nouvelle depuis la visite de notre archéologue.  Maintenant le temps est venu de nettoyer tous nos instruments et de les remiser pour le long hiver.  Les travaux reprendront l'été prochain.

 

                   Pour être précis, disons qu'au niveau de la Baie d'Ungava, il n'y a que deux sai­sons: les trois mois d'été et les neuf mois d'hiver.  Quand la neige et les glaces disparaissent au milieu de la deuxième semaine de juin, c'est presque ambitieux de parler du printemps, même si le temps est généralement ensoleillé et beaucoup plus doux.  Je me rappelle m'être ouvert un passage dans soixante-quinze centimètres de neige, au mois de mai, pour sortir de la maison et avoir affronté une bonne tempête, le 4 juin, lors de la naissance d'un jeune boeuf musqué.

 

                   Maintenant, il faut se comprendre, alors soyons pratiques et parlons du prin­temps, car la période des naissances est terminée et il ne reste que quelques plaques de neige très dispersées.  Dans deux semaines, débuteront les travaux d'été qui consistent, en tout premier lieu, à nettoyer les enclos d'hiver des crottins.  Par la suite, il faut aménager de nou­veaux enclos en les débarrassant de leurs nombreux détritus.

 

                   Trois jours avant de commencer un nouvel enclos, le bouvier me demande si nous allons clôturer le site des Naskapis en premier, vu que l'archéologue n'a donné aucun signe de vie.  «Oui, mon ami, lui dis-je, et nous reprendrons là où nous avons laissé l'an der­nier.

-     Doc, j'ai pensé qu'il serait possible de protéger le site des emplacements de tentes en le contournant avec la clôture.  Pour le moment, nous pouvons nous passer d'un coin d'environ 325 mètres carrés qu'il serait facile de récupérer par la suite.

-     C'est une merveilleuse idée et je vais te recommander au patron pour une augmentation de salaire!

-     À bien y penser, me dit-il, je serais gagnant si tu m'accordais la fin de semaine pour aller à la pêche.

-     Marché conclu, tu prendras la fin de semaine.»

 

                   Tel que convenu, nous protégeons le site de l'emplacement des tentes et une autre année s'écoule sans recevoir de nouvelles de notre archéologue.  Un bon matin, nous apercevons un boeuf brouter sur le site; il avait décidé, et avec raison, que l'herbe était meilleure dans le champ du voisin.  La porte devait être fermée, mais non enclenchée; alors un petit coup de tête et voilà que l'animal se trouve dans un vrai paradis de verdure.

 

                   Les nombreuses pistes à l'intérieur de ce petit enclos nous indiquent que d'autres boeufs sont déjà venus faire leur tour, même si, présentement, ils sont à l'extrémité de l'enclos adjacent.  Monsieur l'archéologue, dites adieu à vos fouilles, car les boeufs s'en sont chargé.

                   Les déceptions ne manquaient pas lors de l'aménagement des pâturages et quelle ne fut pas ma surprise, lors d'un retour à la ferme après un séjour à Québec, d'apercevoir de nombreux trous dans le sol à l'intérieur d'un enclos; il faut le dire, j'étais en rogne!  Quelqu'un avait décidé d'enlever des pierres pour agrandir la superficie herbacée.  Pourtant, deux ans auparavant, j'avais eu un entretien avec ce personnage à propos de l'épierrage et, lors d'une discussion, il m'avait dit tout bonnement que les trous n'étaient pas un problème, il suffisait de les remplir avec le fumier des boeufs, ce qui permettrait à la fois de prévenir l'érosion, d'engraisser le sol et d'éviter des blessures aux boeufs dans leurs courses à l'inté­rieur des enclos.  «Écoute, mon ami, nous sortons le fumier des enclos pour essayer de prévenir les infestations parasitaires et tu me conseilles d'en remettre dans les trous; c'est un non-sens, jamais je ne permettrai une telle chose. Les roches vont rester à leur place, sauf celles qui reposent à la surface du sol. Il ne se fera pas de trous dans le sol.»

 

                   Je suis bien déçu et j'ai peine à croire ce que je vois. Il avait été décidé de ne pas changer l'état physique du terrain afin de permettre à l'animal de s'adapter le plus naturelle­ment possible à son nouvel environnement, en ayant toujours à l'esprit que les premiers rejetons jouiront de leur liberté dans un milieu sensiblement identique.

 

                   La dernière année du projet, à plusieurs endroits, le volume des trous avait doublé et aucune végétation n'y était présente.  L'érosion faisait son travail.

 

                   Au début du projet, nos connaissances sur les pâturages étaient celles acquises par expérience sur des terres au sud de la province.  Maintenant, il faut penser en regard d'un sol possédant des caractéristiques autres que celles du Sud, où nous avons la végétation que nous désirons avoir.  Notre objectif est d'obtenir des pâturages et non des champs de culture.

 

                   Avant de bouleverser le sol nordique, il faut bien réfléchir, d'autant plus que les endroits de végétation compatibles avec des pâturages sont très limités dans l'encadrement d'une ferme, à moins d'étendre les limites sur une grande superficie.  Je crois qu'il serait plus sage de laisser l'animal développer lui-même ses propres pâturages à l'intérieur des enclos, au lieu de vouloir lui en fabriquer nous-mêmes, à notre façon.  Ici, le sol arable est peu épais et lent à récupérer; la température n'est pas toujours favorable et le pergélisol est près de la surface en plusieurs endroits.

 

                   Une fois les enclos de la banquette terminés, nous décidons d'en ériger d'autres sur les hauts rochers surplombant la ferme, afin de permettre aux boeufs de mieux jouir des grands vents, surtout durant l'été lorsque les moustiques sont en abondance.  Pour ce faire, nous achetons une perforatrice à air comprimé, car la clôture doit s'étendre sur plusieurs kilomètres au niveau des rochers.

 

                   À l'arrivée du bateau de ravitaillement, à la fin de l'été, nous débarquons plu­sieurs dizaines de tonnes de matériel pour les différents besoins de la ferme, y compris tout le nécessaire à l'érection de nos clôtures.  Comme le bateau ne vient qu'une fois par année, tout doit être planifié d'avance.

 

                   Pour l'exécution de ces lourds travaux à la ferme, nous engageons des Inuit du village, lesquels nous devons transporter matin et soir avec notre gros bateau de fer construit à la ferme par mon assistant-bouvier.  Cet homme est extraordinaire, il travaille comme deux hommes à la fois sans ménager ses forces.  Il est menuisier, charpentier, élec­tricien, mécanicien, plombier, soudeur, etc., c'est l'homme idéal pour nos travaux, à condi­tion de ne pas manquer de nourriture!

 

                   Un après-midi du mois d'août, je me trouve seul à la ferme et je prépare une double recette de sauce à spaghetti afin de m'en faire une réserve au cas où j'aurais des visiteurs.  La sauce commence à peine à mijoter lorsqu'un canot aborde près de la maison du bouvier.  Tout surpris, je reconnais mon assistant-bouvier qui revient plus tôt que prévu d'un voyage à Québec.  Je suis étonné de le voir accompagné.  Tandis que l'Inuk venu les recon­duire retourne seul au village, les deux hommes se dirigent vers la maison et je me demande ce qu'il vient faire ici, car il ne transporte aucun bagage.  «Salut doc, je te présente une de mes connaissances qui aimerait rester quelques jours à la ferme », si tu n'y vois pas d'inconvé­nients, me demande mon assistant-bouvier.   « Tes amis sont toujours les bienvenus; entrez et faites comme chez vous.»

 

                   Le temps de se serrer la main et mon assistant-bouvier me regarde tout souriant: il a senti la bonne odeur de cuisine et il se dirige rapidement vers la cuisinière, soulève le couvercle du chaudron, prend la grande cuillère de bois, brasse la sauce, y goûte avec avidité et en apprécie la bonne saveur.  Quel bon souper je leur servirais!  J'ai eu beau l'avertir que la sauce ne serait pas prête à temps, que c'était une réserve pour les «en-cas» et que j'avais du saumon frais pour le souper, rien n'y fit.  «Doc, pour le moment, sors trois verres.  J'ai apporté quelque chose de rare.  Il faut y goûter avant qu'il ne s'évapore, ensuite nous reparlerons du repas.»  Quand je dis qu'il ne faut pas manquer de nourri­ture avec lui, c'est qu'il mange en proportion de la somme de travail qu'il effectue.  J'ai à peine le dos tourné qu'il est de nouveau rendu au chaudron.

 

                   Tous les trois, assis à la grande table, un verre à la main, nous portons un «toast» en l'honneur des boeufs musqués qui sont la raison de notre présence ici.  Ils sont souvent un bon prétexte pour renouveler les «toasts».

 

                   Comme mon assistant-bouvier s'apprête à remplir les verres pour un deuxième «toast», je me lève dans l'intention de préparer le souper.  «Doc, veux-tu bien t'asseoir et rester tranquille avec ton souper.  Je te dirai quand le préparer.  Pour le moment, viens me dire si le deuxième verre est aussi bon que le premier.

-     Si je veux qu'il me reste de la sauce, je suis mieux de préparer le repas immédiatement, sinon  je devrai enlever le chaudron, car tu le visites un peu trop souvent.

-     Doc, je t'ai dit que nous mangeons du spaghetti, alors il me faut goûter à la sauce de temps en temps pour t'avertir quand elle sera prête.»

 

                   C'est bien agréable de boire à la santé des boeufs, mais qui me dit qu'ils se por­tent bien présentement.  C'est l'heure de faire la ronde des enclos et j'en informe mes deux compagnons.  Notre visiteur tient à m'accompagner, il a bien hâte de voir les boeufs de près.

 

                   De retour à la maison, la faim me tenaille et je termine les préparatifs du repas.  Je fais cuire trois généreuses portions de pâtes spaghetti. Il s'avère que, moi aussi, je suis une «bonne fourchette».  Tout bonnement, je jette un coup d'oeil à la sauce.  Non, je ne me trompe pas, la sauce a passablement diminué pendant la visite aux enclos.  Ce regard n'échappe pas à mon assistant-bouvier.  «Doc, ta sauce est tellement savoureuse que je me suis permis d'en manger un peu, comme entrée, avec quelques bonnes beurrées.»  Le repas terminé, le chaudron est vide.  C'est quand même une consolation pour le cuistot, c'était bon et dans le cas de mon assistant-bouvier, ce n'est pas «l'appétit vient en mangeant», il mange parce qu'il a de l'appétit.

 

                   À l'arrivée du bateau d'approvisionnement vers la mi-août, tel que mentionné précédemment, le bouvier et son assistant voient au déchargement et à la vérification du matériel.  Vu que tout le nécessaire pour l'érection de nos clôtures est arrivé, mon assistant-bouvier et les Inuit érigent deux grands enclos qui nous permettent enfin de sortir les boeufs de la banquette.  La végétation y est beaucoup plus diversifiée et plus naturelle que celle poussée sur l'emplacement de l'ancien village.  Cependant, les animaux ne peuvent en profiter bien longtemps, la neige commence déjà à couvrir le sol.  Tout de même, ils ont le temps de se régaler des nombreuses têtes d'arbrisseaux nains, vu qu'il y en a en abondance.  J'en suis réjoui, car les boeufs vont passer un excellent hiver.

 

                    Pour la première fois depuis les débuts, les animaux n'hivernent pas dans les enclos près de la remise à foin, où il était facile de les observer de ma maison.  Comme le troupeau augmente, un changement s'impose et, de plus, nous devons mettre des enclos en quarantaine pour un minimum de trois années consécutives, respectant ainsi une des condi­tions dans la prévention des infestations parasitaires chez les animaux.  En effet, à cause de la résistance des parasites dans le sol au cours de leur évolution, nous devons couper leur cycle de reproduction qui passe de l'animal au sol et vice versa.  Enfin, les bêtes peuvent respirer, elles ne se sentent plus enfermées entre quatre murs.

 

                   Avant d'obtenir l'approbation pour de nouveaux pâturages, lesquels étaient nécessaires pour améliorer la condition sanitaire des boeufs musqués, il a fallu la mort de plusieurs jeunes têtes, ce qui a eu pour effet d'ouvrir les yeux de la haute administration.

 

                   Au cours des premières années, des recommandations très précises ont été sou­mises en ce qui concerne l'aménagement à la ferme.  Il était essentiel pour la réussite du projet que l'on investisse sur les pâturages, mais la réponse était toujours la même: nous allons investir s'il y a des résultats.  Pourtant, des résultats, il y en avait, même si pour cela on devait répéter les traitements.                                                            

 

                   Un jour, je déclare dans un rapport que les naissances du printemps seront fatalement vouées à la mort si l'on n'aménage pas de nouveaux enclos dans les plus brefs délais.  Les pâturages de la banquette alluviale sont infestés de parasites et leur mise en quarantaine est devenue obligatoire.  Le jeune troupeau a dû être privé de pâturages, mais aujourd'hui, nous avons un choix à faire: ou nous continuons l'élevage dans des taudis mortels, ou nous aménageons un habitat hygiénique vital.

 

                   Les pâturages sont d'extrême importance ici: l'été est court et l'hiver est très long.  N'oublions jamais qu'il faut un minimum de verdure naturelle pour la bonne santé des animaux.  C'est au cours de l'été que l'animal doit faire ses réserves pour l'hiver.

 

                   Une observation m'est toujours présente à l'esprit et je crois qu'elle vaut la peine d'être signalée: sur les pelouses entourant nos propriétés durant la saison estivale, et surtout lors de périodes ensoleillées qui durent plusieurs jours, l'herbe est brûlée par le soleil si nous ne l'arrosons pas assez régulièrement. Mais pour un observateur qui aime ce qui est naturel, il s'aperçoit très vite d'une différence assez marquée entre la verdure d'un gazon due à une pluie naturelle et la verdure provoquée par l'eau du boyau d'arrosage.  L'eau de consomma­tion publique est tellement polluée de nos jours par toutes sortes de produits chimiques qu'il ne peut en être autrement.  Et que dire des ravages des pluies acides!  Nous en sommes à répandre de la chaux sur les pelouses pour en combattre l'effet.

 

                   Il en est ainsi dans l'alimentation des animaux.  Durant nos longs mois d'hiver, nous devons alimenter notre cheptel avec du foin sec provenant de terre traitée chimique­ment par les producteurs vivant au sud de la province.  Or, nous voilà dans l'obligation de leur servir également de ce foin durant la période estivale pour compenser le manque à l'in­térieur des enclos.  Nous pouvons toujours compenser avec des vitamines et des minéraux de fabrication humaine, mais n'est-ce-pas se foutre de la nature?  Ne possédant que quelques notions élémentaires sur le boeuf musqué, nous ne pouvons nous permettre de lui faire subir des changements brusques dans son alimentation.

 

                   Dans l'aménagement des enclos de pâturage sur les rochers surplombant la ban­quette, nous avons prévu des espaces à base de gravier pour que l'animal puisse y puiser, paraît-il, une quantité suffisante d'éléments minéraux indispensables à l'alimentation (rapporté dans la littérature par les observateurs de passage au pays du boeuf musqué).

 

                   Étant donné que nous devons mettre de notre côté toutes les chances possibles de succès, nous devons continuellement lutter contre nos connaissances qui nous portent à dire de ne pas clôturer tel espace, parce qu'il n'est pas rentable.  Je crois personnellement que tout est rentable sur le terrain, et que plus il y aura de diversité végétale et minérale, meilleures seront nos chances de succès, car nous aurons procuré à l'animal un habitat naturel lui offrant une variété de mets dont il fera lui-même la sélection.

 

                   C'est ainsi que les collines rocheuses collaborent en fournissant aux animaux, non seulement un lieu pour user la corne de leurs sabots, ce qui manquait énormément sur la banquette, car nous devions leur tailler la corne des pieds régulièrement, mais aussi des endroits de refuge contre les moustiques, vu que la vélocité des vents est beaucoup plus marquée sur les hauteurs que dans les bas-fonds.

 

                   J'ai observé que partout où nous nourrissons nos bêtes avec du foin de mil importé, une nouvelle végétation apparaît à la surface du sol.  Cette nouvelle végétation verdoyante, tendre, juteuse et nourrissante est dévorée par les ovibos durant les premières semaines de l’été, à toutes les fois que nous leur en donnons l’occasion.

 

                   Dès que nous transférons un groupe d'animaux d'un enclos où la végétation est plus abondante et verdoyante, les bêtes manifestent une telle voracité dans leur dégustation qu'elles nous semblent sortir d'un désert où elles auraient séjourné pendant au moins deux semaines sans manger. Il est évident que dans nos enclos trop restreints, depuis le début de notre expérience, les animaux ont souffert d'un manque de verdure, particulièrement celle des jeunes pousses printanières qui ne durent qu'un certain temps.

 

                   Un autre élément aussi vital que la nourriture, tant pour les humains que pour les animaux, est l'eau potable.  Même si nous sommes installés sur les bords du majestueux fleuve Koksoak (le premier en importance pour le débit d'eau au Québec, après le Saint-Laurent), nous ne pouvons pratiquement utiliser son eau, car c'est l'eau salée de l'océan qui, par les marées, remonte jusqu'à nous, à 48 kilomètres de la Baie d'Ungava.

 

                   Les premières années, été comme hiver, nous puisons notre eau potable dans un magnifique ruisseau enchanteur que j'ai baptisé Quatre-Saisons.  Il garde sa limpidité et son débit d'eau, sans égard aux basses températures des longs mois d'hiver ou des séche­resses prolongées de l'été.  Il est situé à 1,6 kilomètre du centre de la ferme. 

 

                   Durant la saison chaude, nous transportons l'eau du ruisseau à la ferme dans des réservoirs installés sur notre véhicule motorisé.  L'hiver, les réservoirs sont attachés sur des traîneaux tirés par notre motoneige.

 

                   Cette source d'eau potable se situe en dehors de la zone des pâturages, et je crois qu'il est important de ne jamais transformer la couche naturelle du sol à cet endroit.  Ce ruis­seau sillonne le terrain depuis de nombreuses années et la végétation luxuriante l'encadrant lui donne un cachet tellement magnifique qu'il serait infiniment malheureux de le saborder ou de l'inclure à l'intérieur des pâturages.  Il faut à tout prix préserver cette belle ressource naturelle.

 

                   L'homme sage évolue et progresse avec son temps et il sait que l'évolution et le progrès ne sont pas synonymes de destruction, comme plusieurs scientifiques actuels, aux­quels on a attribué le nom de spécialistes, semblent le croire en s'acharnant à tout détruire ce qui existe de beau et de grand dans la nature.

 

 

Le ruisseau Quatre-saisons

 

                   Ce n'est pas rêver en couleur, mais bien une réalité; vous n'avez qu'à vous ouvrir les yeux et vous verrez toute cette ardeur et cet acharnement que déploient certains organis­mes à vouloir détruire tout à fait inutilement certains cours d'eau.  Nous avons avantage à collaborer avec la nature et non pas à la détruire, car sa revanche ne tardera pas à produire son effet dévastateur contre celui qui l'aura massacrée.

 

                   À partir du proverbe qui dit que les pâturages font foi d'un bon troupeau, nous devons aménager la ferme en regard des pâturages et non du bien-être du personnel de la ferme.  Ce n'est pas l'animal qui doit souffrir pour vivre et produire, mais bien celui qui veut vivre de l'animal.  L'être humain qui exige une bonne nourriture pour demeurer en bonne santé doit également garantir à son bétail une bonne nourriture.  L'homme récoltera et mangera ce qu'il aura semé.  S'il y a du personnel à la ferme, c'est qu'il y a les boeufs musqués et non le contraire. 

 

                   Je crois possible d'entrevoir un tout début de terre ensoleillée pour l'avenir de ce cheptel inespéré qui ne demande qu'à survivre en sol québécois si riche d'espoir.

 

                   En l'an 2000, les Inuit estiment qu'il y a environ de quatre à cinq mille têtes d'ovibos dans leur territoire.  L'avenir s'annonce des plus prometteurs pour l'implantation de l'espèce.

 

 


Le rut

 

                   Durant la période du rut des boeufs musqués, nous avons observé que ces nobles bêtes s'accouplaient avec beaucoup de coeur et d'ardeur et qu'elles ne craignaient pas de s'imbiber de cette humeur juteuse et visqueuse nécessaire au bon fonctionnement des organes en cause.

 

                   L'épaisse fourrure qui recouvre l'animal ne doit pas être un obstacle à la copula­tion et, pour ce faire, la lubrification du nid de l'amour est très importante.  C'est ce qui explique le pourquoi d'une grande quantité d'humeur visqueuse.

 

                   Lors d'une observation d'une heure, nous avons remarqué un mâle et une femelle qui se sont accouplés trois fois (16 h 00, l6 h 30 et l7 h 00).  De plus, nous sommes convain­cus que la femelle en souhaitait davantage de la part du mâle.  Elle imbibait son compagnon en se frottant le postérieur sur le cou du mâle entre l'épaule et la tête.  Elle voulait le mettre au parfum de désir obsédant.  Lorsque le mâle reprenait son souffle, il reniflait l'air en se dilatant les narines le plus possible tout en pointant son museau vers les nues.  Il passait sa jambe antérieure sous le ventre de la femelle en direction du devant.  Après ce geste, il se retournait pour exécuter la même manoeuvre entre les pattes de derrière de sa compagne, comme s'il avait voulu la caresser.  À ce moment, la femelle venait se placer le train posté­rieur devant le mâle et ce dernier lui rendait hommage en lui donnant de trois à quatre billets «aller et retour», pour finalement aboutir au grand coup de soulagement, tant désiré de part et d'autre.

 

                   Ces vaillantes bêtes nous ont fait vivre un moment de leur vie avec tellement de chaleur que nous avons voulu le décrire le plus naturellement possible et tel que nous l’avons ressenti.

 

 

Le mâle (Jules) surveille deux femelles, espérant les séduire

dès l’apparition des chaleurs

 

 


Le temps des naissances

                  

                   Du début du projet en 1967 jusqu'en 1970, je visite la ferme aux quatre saisons pour observer l'évolution du jeune troupeau, me familiariser avec chacune des bêtes, prendre note des contractions du rumen, des battements cardiaques, compiler des statistiques sur la température du corps de l'animal et bien d'autres observations.

 

                   À l'été de 1970, monsieur Roger Lejeune me nomme officiellement responsable de la mise en application dudit projet.  Je dresse alors un plan de gestion pour le contrôle généalogique des naissances.

 

                   À cette date, il nous reste à la ferme dix femelles et trois mâles.  Un veau femelle meurt dès son arrivée en septembre 1967 en se frappant continuellement la tête sur un des poteaux de la clôture.  Une autre femelle meurt d'une infection bactérienne en 1970.

 

                   Toutes les bêtes de la ferme sont identifiées.  Elles portent chacune un collier auquel pend un médaillon numéroté.  Enfin, les femelles sont réparties en trois groupes dans les enclos et un mâle est désigné à chaque groupe.

 

                   Lors d'une visite à la ferme en 1970, monsieur Teal m'informe que le temps de gestation de l'ovibos est de huit mois et que nos bêtes seront en âge, en taille et prêtes pour la période d'accouplement à l'automne.  En plus du nombre de mois de gestation, je suis curieux d'en connaître le nombre de jours, comme il est établi pour différentes espèces de mammifères.

 

                   Pour ce faire, je dois observer et noter le moment d'accouplement des mâles avec les femelles.  John Teal, le spécialiste du boeuf musqué, me dit n'avoir jamais eu la chance d'observer un accouplement parmi les centaines de femelles sous sa responsabilité.

 

                   À la période d'accouplement de l'année 1970, à la brunante avancée et sur le point d'entrer pour le repas du soir, quelle n'est pas ma surprise de voir le mâle nommé Jules, mon homonyme à cause de son caractère turbulent, paraît-il, dorloter une des femelles.

 

                   Pour ne pas effrayer cette chaleureuse femelle en voulant trop l'approcher afin d'identifier son numéro de collier, je crie à mon assistant-bouvier de venir me trouver le plus vite possible avec mon projecteur.  En arrivant et en me voyant observer attentivement au loin, il dirige la lumière du projecteur en direction des bêtes.  «Je veux le numéro de la femelle, lui dis-je, avant qu'elle ne s'éloigne.»

 

                   Tous les deux, nous avons enfin bien observé le comportement de l'ovibos au moment des amours.  Tel que mentionné dans les pages précédentes, en une heure nous avons assisté à trois accouplements,  À la suite de ces observations, soit la date d’accouplement et l’identification des reproducteurs, une étonnante petite bête poilue voit le jour (238 jours de gestation).

 

                   C'est le seul sujet dont j'ai pu contrôler le nombre de jours de gestation.  Le record est peu enviable, mais au moins j'ai eu cette chance et je peux affirmer que le temps de gestation est bien de huit mois, plus ou moins quelques jours.

 

                   Durant cette période de rut, en 1970, aucune autre bête ne semble montrer des signes de maturité sexuelle.  L'automne étant sur son déclin et comme la période hivernale commence assez tôt à la Baie d'Ungava, les femelles sont rassemblées dans un même enclos pour l'hiver, tandis que les mâles ont chacun leur enclos.

 

                   Au printemps de 1971, la fièvre de voir apparaître des signes de gestation s'in­tensifie tous les jours.

 

                   Enfin, la mise bas commence et c'est avec joie que je peux contempler le premier rejeton né en terre québécoise.  Je le prends aussitôt dans mes bras pour identifier le sexe, connaître le poids et lui poser un collier numéroté.  C'est un mâle bien vigoureux.  Je profite de l'occasion pour avoir une photo avec lui dans mes bras.  C'est un souvenir que je conserve toujours bien précieusement.  Je retourne aussitôt le petit à sa mère qui s'agite beaucoup et réclame son petit.  Tout le déroulement de la mise bas est décrit ultérieurement.

 

                   D'autres naissances surviennent et mon bonheur est à son comble.  C'est dire que d'autres femelles ont été accouplées à l'automne de 1970, à mon insu.  Les accouplements semblent se dérouler au cours de la période de noirceur, car durant le jour, cette première année, rien d'évident n'a été perçu.

 

                   Pour une première naissance, le résultat est prometteur.  Nous enregistrons sept rejetons, dont cinq mâles et deux femelles, lesquelles proviennent du même mâle. C'est un fait à noter pour la prochaine période de rut.

 

                   À l'état naturel dans l'immense toundra, la proportion des naissances se main­tient passablement la même, soit environ 50 % de mâles et 50 % de femelles.  Certains mâles peuvent donner plus de femelles et d'autres, plus de mâles.  Sur la ferme, en con­trôlant la descendance de nos reproducteurs, nous pouvons mettre à profit une gestion d'accouplement pour favoriser la naissance de jeunes femelles.  C'est le but recherché.

                   Au début d'août 1971, juste avant la période de rut, un des trois mâles meurt d'une hémorragie cervicale, après un violent combat avec un autre mâle.  Ce fâcheux évé­nement m'oblige à éloigner davantage les mâles les uns des autres.  Depuis leur maturité sexuelle, deux mâles peuvent se rencontrer dans des «tête-à-tête» très violents, bien que placés dans des enclos différents mais contigus et même si une clôture en acier galvanisée les sépare l'un de l'autre.  À la suite de cet accident, un enclos sépare toujours les deux antago­nistes désireux de s'approprier les femelles pour la période de rut.        

 

                   Dès la mi-août, toujours en conformité avec mon plan de gestion d'accouple­ment, je répartis à nouveau les femelles en deux groupes.  Un mâle est assigné à chacun des deux groupes.  Il en est ainsi pour les années subséquentes.

 

                   En général, les accouplements débutent une semaine après l'introduction du mâle parmi un groupe déterminé de femelles, car les premières naissances surviennent huit mois et une semaine après.  Ainsi, quand arrive le printemps, je n'ai pas à m'inquiéter trop à l'avance pour la surveillance des femelles dans l'enclos de parturition.

 

                   Quelques jours avant la mise bas prévue, je prépare une série de médaillons numérotés: des bleus pour identifier les femelles et des rouges, pour les mâles.  Les médail­lons sont suspendus à un collier que l'on passe autour du cou du bébé.  La balance amovible installée sur un traîneau peut être transportée facilement à l'intérieur de l'enclos de parturition, appelé communément l'enclos des naissances. C'est encore l'hiver, à la ferme, au mois d'avril.  Un printemps, je me souviens que quelques naissances sont survenues par une température de -13 o C, sans causer de problème aux femelles et aux petits.  Il faut dire que ma confiance me libérait de ma crainte.                                

 

                   Je me suis toujours fait un devoir de passer les journées entières à l'enclos durant toute la période des naissances.  Ma première visite a lieu à 2 h 30.  Mes rondes durent envi­ron une heure, parfois deux, lorsque je soupçonne une femelle de vouloir mettre bas. Quand tout semble normal, je retourne à ma maison pour une demi-heure et je prends un bon thé.  La dernière visite de la journée s'effectue à 21 h 00.  Faut dire que le hasard fait bien les choses et je m'en réjouis, car toutes les naissances ont eu lieu dans ce laps de temps.

 

                   Au cours du projet, la période des naissances s'est échelonnée du 14 avril au 4 juin.  97 % des naissances sont survenues du 14 avril au 24 mai et 3 %, du 1er au 4 juin.

 

                   Lorsqu'elle doit mettre bas, la femelle devient anxieuse et s'agite en faisant quelques pas dans toutes les directions, à cause de son état mais également pour découvrir un endroit propice pour déposer son petit.  Son choix étant fait et les contractions de la matrice augmentant, elle se couche et se relève plusieurs fois tout en faisant beaucoup d'efforts pour évacuer son rejeton.  En général, tout se passe en une demi-heure.  Certaines naissances se font en dix ou vingt minutes et, à l'occasion, en quarante-cinq minutes.

 

                   À l'arrivée du petit, la mère s'empresse de le sentir plusieurs fois pour bien l'identifier. Elle l'observe d'un regard fixe, tout en le léchant pour le stimuler, l'assécher et le débarrasser des dernières membranes encore bien collées aux poils.

 

                   Lorsque la mère se rend compte que le petit est bien vigoureux, elle s'en éloigne de quelques pas, mais revient immédiatement le sentir en plusieurs endroits du corps pour bien reconnaître son odeur et ainsi le différencier des autres.  Si un autre jeune veut trop s'approcher, elle l'éloigne d'un solide coup de tête qui peut paraître injuste, mais c'est la loi de la nature.  Elle semble dire: «Toi, jeune mousse, va voir ta mère et reste dans ta cour.»  Le jeune intrus est sur ses gardes pour longtemps.  La première fois que j'ai vu une mère frap­per un autre petit, j'ai craint que le pauvre soit blessé, mais non.  Tout au long de mon expé­rience, jamais un jeune n'a subi de blessures sérieuses, seulement une légère boiterie occa­sionnelle et passagère.                                                                       

 

 

Une femelle avec son petit

On aperçoit encore des plaques de neige

 

                   Selon les années, la neige est plus ou moins abondante et il arrive qu'à certains printemps, plusieurs zones de l'enclos soient complètement dépourvues de neige au moment des dernières naissances.  Dans ce cas, la femelle recherche une zone enneigée pour mettre bas.  J'ai toujours bien apprécié ce comportement maternel envers son petit.  La neige fait partie de la vie de l'animal et, tant qu'il en reste une petite accumulation, la mère la recher­che pour son propre besoin et celui du petit.  La neige est un merveilleux isolant entre la terre congelée et l'animal et, grâce à son instinct maternel, elle la recherche.  Pourquoi pas?  C'est un endroit salubre, en plus de fournir un bien meilleur coussin pour se reposer et garder sa fourrure propre.

 

                   Quelques instants après la venue du petit et même si la mère l'entoure de ses soins, nous procédons à l'identification du sexe, ajustons un collier auquel est suspendu le médaillon rouge ou bleu et déterminons le poids.  Je passe seul sur la balance, note mon poids, retourne prendre le bébé dans mes bras, remonte sur la balance et, au calcul de la différence de poids, nous avons celui du bébé.  Pendant que je tiens fermement le petit, le bouvier lui soulève la queue pour identifier le sexe et passer le collier approprié autour du cou.

 

                   La première fois que j'ai dû m'approcher de la mère pour prendre son petit dans mes bras, j'y suis allé fermement et sans hésiter, même si j'étais un peu inquiet.  En le saisis­sant, le petit lance un cri de détresse pour avertir sa mère et il fait des efforts vigoureux pour se libérer, mais en vain.  La mère s'affole, part à toute vitesse en direction opposée, revient vers moi avec la même rapidité, passe à quelques centimètres, s'arrête un peu plus loin, jette un regard à son bébé et recommence le même manège une couple de fois sans jamais me toucher; me voici rassuré.  J'en profite pour monter sur la balance, même si les cris de détresse du nouveau-né persistent.  La besogne terminée, je retourne le petit à l'endroit même où je l'ai pris et la mère s'approche pour le sentir.  L'odeur n'est plus la même, la mère s'affole à nouveau, abandonne son petit et va chercher ailleurs.  Cependant, en entendant les cris, elle revient, recommence à sentir, hésite quelques instants et finit par déceler l'odeur caractéristique de son petit.  C'est un grand soulagement pour elle et pour moi.  Tout est bien qui finit bien.

 

                   J'ai vu des mères venir, sentir plusieurs fois leur petit avant de le reconnaître, mais ça s'est toujours bien terminé.  Par ailleurs, j'ai réalisé que le temps de prendre le petit et de le serrer sur moi pour accomplir le travail est suffisant pour l'imprégner de mon odeur et le rendre méconnaissable.  Nous avons donc jugé qu'il était préférable de porter toujours le même manteau pour prendre le petit et le retourner le plus vite possible à sa mère, afin de ne pas trop la désorienter.  Je puis vous affirmer que le même manteau a été utilisé en maintes occasions, bien que certaines femelles ne semblaient pas en reconnaître l'odeur; c'était bien normal après tout, car l'odeur n'était pas celle de leur petit.  Avons-nous pris la bonne décision?  Je crois que oui, car nous avons été fidèles envers nos femelles en ne les trompant pas avec différentes odeurs.

 

                   Tel que décrit précédemment, les femelles et les mâles sont identifiés par des numéros et, quand vient le temps de l'accouplement, nous notons le numéro des femelles qui sont désignées à tel mâle pour ainsi connaître lequel des deux mâles donne le plus de femelles.  Au cours des années, nous avons pu augmenter le nombre des femelles en regard des mâles.

 

                   Quand certains personnages apprennent ma méthode de sélection pour l'accou­plement, ils en sont offusqués et m'informent que je ne connais rien en reproduction ani­male.  Ils ont bien droit à leurs idées, ces messieurs, mais je mène le projet selon mes con­naissances.  Au cours de plusieurs années d'expérience en pratique générale, avant mon engagement au gouvernement, plusieurs éleveurs m'ont informé que des taureaux donnaient jusqu'à 80 % de rejetons mâles par année.  Je leur recommandais de changer de taureau et, l'année suivante, tout revenait à la normale, c'est-à-dire une moyenne de 50 % entre les deux sexes.  J'ai appliqué le même principe pour les boeufs musqués et les résultats n'ont pas tardé à être probants.  Ainsi, en 1976, le mâle no 1 avait à son dossier vingt-trois rejetons femelles contre six rejetons mâles.  Par contre, le mâle no 2 avait à son dossier treize reje­tons mâles contre deux rejetons femelles, ce qui justifiait mon choix de donner au mâle no 1 plus de femelles qu'à l'autre, lors de la période d'accouplement.

 

                   Malheureusement, à mon arrivée à la ferme pour la septième année d'accouple­ment, l'Inuk m'informe qu'il est impossible de différencier les deux mâles, car ils sont aussi têtus l'un que l'autre.  Je lui dis que c'est impossible, car ils sont dans des enclos distincts et qu'en plus le mâle no 2, Jules, porte un collier.  À ce moment- là, je savais que le collier du mâle no 1 était brisé et qu'il ne le portait plus au cou.  L'Inuk me dit: «Docteur, Jules a perdu son collier et est allé rejoindre l'autre en enfonçant les clôtures.  Ton bouvier les a séparés, mais il ne peut dire lequel est Jules, même s'il affirme le contraire. 

-     Mon ami, ce n'est pas mon bouvier, car ce n'est pas moi qui l'ai choisi.  Il m'a été imposé, mais je vais m'occuper du problème avec lui; merci pour l'information.»

 

                   Le soir, tout en discutant avec le bouvier des événements passés à la ferme durant mon absence, je lui demande tout bonnement s'il a eu des problèmes avec les mâles. «Aucun problème sérieux, me répond-il, sauf que le gros têtu est sorti de son enclos, mais nous l'y avons retourné sans trop de difficulté; je dois cependant dire qu'il a perdu son col­lier.» Je lui réplique qu'il a certainement dû essayer de pénétrer à l'intérieur de l'enclos de l'autre mâle pour aller l'attaquer.

-     C'est juste, il y a pénétré, mais nous sommes allés le chercher pour le ramener dans le sien. 

-     Comment avez-vous fait pour le reconnaître sans son collier?

-     Après un bon examen, je l'ai reconnu et fait sortir.

-     Il faudra chercher le collier et le lui poser avant qu'il ne répète son geste.  Maintenant, il faut réparer le collier brisé du mâle no 1 et le lui poser; nous préviendrons ainsi les accidents de parcours, si jamais l'un des deux vient à perdre le sien.»

 

                   Le printemps suivant, le mâle no 1 qui avait donné sept femelles et un mâle le printemps précédent, donne six mâles et deux femelles.  Le mâle no 2 qui avait donné deux mâles, donne deux femelles.  Ce résultat confirme la pensée de l'Inuk, à savoir que le bou­vier n'a pu reconnaître le mâle no 2.  Nous décidons de changer les colliers des deux mâles.

 

                   Dès l'automne, encore à mon retour à la ferme pour la période d'accouplement, l'Inuk m'informe que les deux mâles ont perdu leur collier, que le bouvier ne les a pas posés et qu'il y a encore eu une escapade des deux mâles en dehors des enclos.  Cette fois, je décide d'attendre la version du bouvier, mais en vain; il ne m'en parle pas et les femelles sont réparties au hasard entre les mâles.  Ce bouvier imposé à la ferme, par un patron incompétent, était plus intéressé à la chasse et à la pêche pour son bénéfice personnel qu'il ne l'était pour les ovibos.  Que les mâles soient identifiés ou non n'avait aucune importance pour lui, sauf qu'il récupérait du temps pour son bricolage.

 

                   Au cours des quatre dernières années du projet, j'ai à subir toutes sortes d'im­prévus encore plus indésirables qui me dégoûtent au point de ne plus manifester d'intérêt pour le projet en tant que tel: les boeufs m'intéressent, mais plus le projet. Je termine ma tâche avec beaucoup d'amertume, car je dois me soumettre à des décisions patronales tout à fait ridicules qui causent la mort de plusieurs sujets.

 

                   Aujourd'hui, les boeufs jouissent de leur entière liberté dans la toundra du Nouveau-Québec et, à l'été 1986, mon ami l'Inuk est tout heureux de venir me rencontrer chez moi pour m'annoncer qu'environ trois cent vingt-cinq têtes errent sur le territoire.  Et ça continue.  Le projet avait certes atteint son objectif.                           


Les traitements à la ferme

 

                   Pour bien comprendre la mise en application de certains traitements, il est fon­damental de savoir que le projet des boeufs musqués relève de l'État et non d'une entreprise privée.  Ainsi, même si le médecin vétérinaire est officiellement le seul responsable de l'aménagement de la ferme, de l'aspect sanitaire des lieux, des règles d'hygiène à appliquer, des soins préventifs et curatifs à procurer aux animaux, il n'en demeure pas moins soumis à un patron hiérarchique, lequel subit également l'influence d'un patron supérieur.  Ce qu'il ne faut pas ignorer, c'est que tous ces messieurs ne sont aucunement attachés au domaine médi­cal.

 

                   Comme ce projet est unique en son genre et qu'il suscite beaucoup d'intérêt et de curiosité, dès qu'une nouveauté survient, bien de ces gens veulent y participer en suggérant, ou même en donnant des conseils qui, parfois, se veulent des recommandations obligatoires.

 

                   Durant les premières années, la santé animale n'est pas un problème.  En harmo­nie avec notre ligne de conduite, nous appliquons un programme sanitaire.  En plus des traitements préventifs donnés régulièrement aux animaux contre certains vers parasites intestinaux et la gangrène gazeuse, nous entreprenons, dès la fonte des neiges, le grand net­toyage des enclos d'hivernement.  Il est fondamental d'exposer le plus clairement possible la surface du sol aux rayons du soleil pour pratiquer l'une des règles d'hygiène, d'autant plus que nous subissons les effets du pergélisol.

 

                   Les problèmes sont apparus dès qu'on nous a refusé les éléments nécessaires à la prévention des infestations parasitaires, soit tous les matériaux pertinents à l'agrandissement et à l'augmentation du nombre des enclos pour en faire la rotation.

                   En pays nordique, la rotation des aires de paissance doit s'effectuer chaque année et chaque aire est soumise à la quarantaine pour une période minimale de trois années con­sécutives.  Aucune bête ne doit y pénétrer: il faut éviter tout contact de matières fécales sur un sol en quarantaine.

 

                   Pour ce faire, le bouvier responsable à la ferme, en l'absence du médecin vétéri­naire, doit se montrer d'une extrême vigilance.  Son devoir est la surveillance des boeufs et non celle de la faune environnante pour bien garnir sa gibecière.  Le garde-manger du bou­vier était souvent mieux garni que celui des boeufs.  Ce n'était pas une surprise d'apprendre que des enclos en quarantaine avaient été souillés en mon absence.

 

                   Pour l'obtention d'une rotation efficace des enclos, des recommandations très précises sur l'aménagement de la ferme sont soumises aux autorités concernées.  L'inves­tissement sur les pâturages devait conditionner la réussite.  Des matériaux sont nécessaires pour augmenter le nombre des aires de paissance.  Cette condition est fondamentale à la ferme, car nos bêtes vivent continuellement à l'extérieur.  Les autorités concernées veulent des résultats avant de se décider à investir.

 

                   Des résultats, nous en avons obtenus: sept naissances en 1971 et dix en 1972.  Les sept sujets de la première année survivent par miracle aux infestations parasitaires de l'intestin, mais doivent recevoir six traitements.  On refuse encore l'achat de clôtures pour augmenter le nombre d'enclos.  Or, l'année suivante, en 1972, les dix veaux naissent dans nos petits enclos massivement contaminés et, malgré tous les bons soins spécifiques à leur condition, ils périssent tous de la même façon, ainsi que quatre sujets de l'année précédente: quatorze morts en tout.

 

                   Dès qu'il y a mortalité chez des animaux traités, je fais toujours confirmer mon diagnostic par des spécialistes d'un laboratoire indépendant du gouvernement. Dans tous les cas survenus à la ferme, il y a toujours eu concordance des diagnostics.  C'est un poids de moins sur mes épaules, car une erreur humaine est toujours possible. Dans l'application de traitements préventifs, je m'en suis toujours tenu à la recommandation suivante: «Noubliez donc jamais qu'il est plus important de s'assurer de l'intégrité du milieu, car dans des condi­tions excellentes, même en présence d'agents causals, on peut lutter très bien contre une maladie et, de plus, en présence d'un milieu favorable au développement de cette maladie, il devient pratiquement impossible de la contrôler, fut-elle en apparence bénigne.  Le rôle des facteurs d'agression et les conditions d'élevage sont souvent plus importants que l'agent causal qui est en cause.»  Ref: M.V.Québec déc. l974, page 19.

 

                   Tant et aussi longtemps que cette approche sanitaire si souvent répétée et publiée ne sera pas prise en considération et mise en application, le pourcentage normal des échecs sera toujours à la hausse, car d'année en année l'intégrité du milieu diminue.  Nous avons vécu trop longtemps l'ère de se fier aux apparences pour prendre des décisions.  C'est fini le temps de dire: c'est beau, c'est bon.  Tant mieux si ces deux qualificatifs sont réunis dans une réalité, mais il faut les analyser avant de pavoiser.

 

                   Soyons réalistes, il n'est pas question de formuler des critiques négatives, mais avant de dicter des directives, certains cas particuliers devraient être analysés avec les spé­cialistes qui ont l'expérience pratique dans un domaine bien précis.  Ainsi, à court et à long terme, des politiques beaucoup plus saines et réalistes pourront s'élaborer.

 

                   La narration de certaines expériences vécues et la divulgation de certains traite­ments sont rapportées uniquement pour bien comprendre toutes les joies ressenties et toutes les difficultés surmontées au cours des quelques années de mon séjour en pays nordique.

                   En plus des deux événements relatés antérieurement sur le comportement des boeufs musqués à mon égard, soit l'encerclement et le spectacle lors des naissances, un autre événement plus néfaste a éprouvé ma conscience professionnelle et affecté ma santé.

 

                   Un jour d'automne, j'informe mon patron de la date limite de mon départ du bureau de Québec pour la ferme, car c'est le temps des traitements antiparasitaires pour les jeunes veaux de l'année.  Bien qu'informé par écrit depuis un certain temps déjà de l'état de santé des animaux, ce supérieur décide de retarder mon départ. Il veut m'accompagner pour le voyage, mais il ne peut partir avant quelques jours. Il ne semble pas comprendre l'impor­tance du traitement des ovibos. J'en suis bouleversé et bien malheureux.  J'aimerais bien l'envoyer promener, mais surtout pas à la ferme des boeufs musqués!

 

                   À notre arrivée à la ferme, à la noirceur, et un peu plus d'une semaine après la date ultime, quel spectacle s'offre à nous: les pauvres bêtes ne sont pas amaigries, elles sont émaciées, c'est-à-dire à un stade plus avancé que celui de la maigreur.  Le bouvier vient à notre rencontre pour les salutations et surtout pour connaître la raison de mon retard, car non seulement les jeunes veaux sont faibles, mais il s'en trouve un à l'intérieur de la grange à foin qui ne se lève plus par ses propres moyens tellement il est affaibli.  Surpris de la gravité de l'état de santé des animaux, je lui demande pourquoi il ne m'a pas informé, comme il se doit, dès qu'une bête montre un comportement anormal.  Il me répond qu'il m'attendait d'une journée à l'autre, que je devais normalement arriver plus tôt.  À cause du retard du patron, le bilan est vite calculé: un de tombé, d'autres près de tomber et quelques-uns qui auront leur tour dans peu de temps s'ils ne reçoivent pas de traitements adéquats dans les plus brefs délais .

 

                   Le lendemain matin, après ma tournée d'observation pour une analyse de la situation, j'affronte le patron.  Il me faut, de toute urgence, obtenir de Québec un surplus de médicaments et ceux-ci devront être à bord du prochain avion en partance pour le Nord.  J'écoute bien la réponse et je l'écris quelques instants après m'être remis du choc, la voici: «Ça ne presse pas autant que cela, on peut commencer par les nourrir pour qu'ils prennent des forces.  La semaine prochaine, tu dois descendre à Québec régler un problème adminis­tratif; tu pourras revenir au cours de l'autre semaine avec des remèdes.»

 

                   Une telle bombe me tombant sur la tête, je sors prendre l'air pour tenter de m'éclaircir les idées.  L'effet a sans doute été magique, car une idée aussi lumineuse que celle du patron s'enregistre subito presto.  Je me dirige alors vers ceux que j'ai toujours con­sidérés un peu comme les miens puisque je les ai tous mis au monde, selon une expression populaire.  Prenant un ton normal pour être certain que mes jeunes boeufs musqués m'en­tendent, je les supplie de demander aux parasites qui les minent d'attendre encore de dix à douze jours avant de continuer leur sale besogne, car à cette date, on va venir avec des médicaments pour les détruire. 

 

                   À l'aube, le deuxième jour, je rends visite au jeune malade; rien à faire, il en a à peine pour quelques heures. Je retourne voir le patron et l'informe que le jeune boeuf va mourir dans les vingt-quatre heures et qu'il est primordial de l'expédier sur le champ au laboratoire pour autopsie.  «Votre départ pour Québec dès aujourd'hui est une heureuse occa­sion pour le transporter au laboratoire, dis-je à mon patron.» Encore une réponse insigni­fiante de sa part: «Il faut lui donner à manger pour qu'il prenne des forces.

v     M..., comment voulez-vous qu'il prenne des forces lorsque les vers parasites le dévorent tout vivant.»  Ici, je passe sous silence tout ce que j'ai pu dire à mon supérieur à l'inté­rieur de moi-même.

 

                   Ce dernier s'envole donc pour la capitale les mains vides.  Quelle raison le motive à retarder les traitements d'au moins une semaine?  De plus, pourquoi refuse-t-il de descendre le veau malade dans l'avion?  Le lendemain matin, tel que prévu, notre malade est mort.  Comme c'est la dernière journée de la semaine et que je peux encore expédier, non pas un mourant mais un mort au laboratoire, je décide tout simplement d'envoyer le patron par dessus bord.  Je communique immédiatement avec le pilote de l'hélicoptère pour lui exposer mon problème. À ma grande déception, le pilote est à réparer certains troubles mécaniques sur son appareil et il lui est impossible d'expédier, aujourd'hui, notre sujet pour autopsie à Québec.  Enfin, la semaine suivante, je m'envole pour Québec, emportant les échantillons pour des analyses de laboratoire.

 

                   C'est en arrivant à Québec que je réagis au stress causé par les décisions du supé­rieur: j'ai dû obéir à un charlatan.  Mon travail consistait à réaliser un projet des plus intéres­sants et j'avais à coeur d'y arriver.  Ma conscience professionnelle est gravement atteinte, ma santé s'en ressent et le médecin me prescrit deux mois de repos forcé pour refaire ma santé.

 

                   Dès mon retour au bureau, j'apprends que les analyses du laboratoire confirment mon diagnostic: les jeunes boeufs sont morts d’une infestation massive de parasites.

 

                   En apprenant les résultats, certains confrères de travail ne comprennent pas comment j'ai pu laisser mourir des animaux à cause de parasites, et au lieu d'essayer d'en connaître les raisons, décident de me dénigrer.  Non satisfaits d'agir malhonnêtement envers moi, ils ont en plus l'audace de déblatérer pernicieusement.

 

                   Je ne suis pas surpris de connaître les noms de ces diffamateurs, surtout que l'un d'eux garde une certaine rancoeur envers moi.  En effet, quelques années auparavant, ce monsieur avait manifesté beaucoup d'intérêt pour le projet en me faisant valoir son besoin impérieux de visiter la ferme de temps en temps.  Comme pour bien d'autres de son genre, les voyages au Nord, pour avoir son nom en primeur et la gibecière bien garnie, étaient la seule raison de son empressement.  Bien des gens veulent voyager aux frais de l'État.  Com­bien de fois m'a-t-on répété: «Doc, ça ne te coûte rien, c'est l'État qui paye.»  Tout au long du projet, j'aurais pu m'entourer de nombreux soi-disant amis, appelons-les des sangsues, mais je n'aurais pas été en paix avec ma conscience.

 

                   Peu après la fin du projet, je rencontre ce gentil confrère lequel n'a jamais soupçonné que j'étais au courant de tout ce qu'il avait proféré contre moi et bien amicale­ment, je jase avec lui, sans jamais parler du beau projet des boeufs musqués.

 

                   Pour bien comprendre jusqu'à quel point certaines décisions patronales concer­nant les traitements m'affectaient, je me permets de relater un cas bien typique vécu avec un autre patron, car j'en ai eu plusieurs au cours du projet, tous des bureaucrates de même acabit, sans formation médicale.                                        

 

                   Un jour d'été, je suis à la ferme pour examiner des fèces au microscope, en vue d'identifier les oeufs de vers parasites et d'appliquer les traitements appropriés.  Pour ce faire, j'observe les boeufs et dès que j'en aperçois un en train de déféquer, je l'approche, note son numéro et ramasse quelques crottins que je dépose dans un sac identifié du numéro de l'animal.  Quand les prélèvements sont terminés, je prépare les échantillons pour les examiner dans mon petit laboratoire.

 

                   Tout est presque prêt lorsque j'entends le bruit d'un hélicoptère venant tout probablement dans notre direction.  M'approchant de la grande fenêtre avant de la maison, je constate qu'il se dirige directement sur la terrasse de la maison du bouvier.  Je vais avoir de la visite!

 

                   Quelle surprise!  C'est mon patron accompagné d'un technicien du bureau de Québec.  Le bouvier va à leur rencontre et j'y vais aussi.  Chemin faisant, je trouve curieux de voir ce technicien retourner avec le bouvier dans sa maison alors que mon patron se dirige vers ma demeure.  Nous nous rencontrons à mi-chemin et je lui demande ce qui peut bien l'amener ici; y aurait-il une urgence?  On ne part pas de Québec en avion et on ne loue pas un hélicoptère juste pour le plaisir de venir se promener à la ferme. Ça coûte un prix exorbitant!  Sa réponse est plus que déconcertante: «Je viens te chercher, car tu n'as pas à rester ici juste pour ton bon plaisir.»

 

                   Je suis fou de rage et je ne sais pas ce qui me retient d'enfermer ce patron avec l'un des deux mâles; il est complètement inconscient de ma responsabilité envers les boeufs musqués.  Depuis qu'il occupe son poste, ce curieux personnage n'a jamais accepté que je sois responsable du projet.  Ça l'horripile de me voir passer tant d'heures ici à m'occuper des boeufs, pourtant mon devoir n'est pas ailleurs.  À ma connaissance, les boeufs ne pacagent pas dans mon bureau à Québec.

 

                   Mon retour dans la capitale n'est pas pour aujourd'hui.  Je l'invite à m'accom­pagner dans la maison pour lui montrer les appareils en opération et le résultat de mes travaux.  Il semble tout déconcerté.  Il est bien évident qu'il ne peut maintenant m'empêcher de traiter les bêtes et qu'il doit retourner seul avec son compagnon.  D'ailleurs, aurait-il senti qu'il me déplairait d'accompagner un tel irresponsable.

 

                   Après hésitation, il me demande s'il est possible de procéder immédiatement aux traitements.  Je lui réponds que si tel était le cas, je ne perdrais par mon temps à discuter; je serais au travail sans même me préoccuper des visiteurs.  Les questions se suivent mais toutes aussi hors-propos les unes que les autres.  Comme je dois rester pour les traitements, j'ai ordre d'être à bord de l'avion du gouvernement qui doit venir au cours de la semaine sui­vante.  Ma réponse ne tarde pas.  «Si mon travail est terminé, je le prendrai volontiers, sinon je resterai encore ici.» Je suis responsable de la santé animale et, pour moi, c'est plus impor­tant que de me soumettre à ses caprices.  «J'ai du travail à faire, lui rétorquai-je, et dans les circonstances, je pense qu'il est préférable pour vous de retourner prendre l'hélicoptère.  Votre compagnon doit certainement avoir terminé sa petite enquête.  Je ne puis m'imaginer que vous ayez le droit de dilapider encore bien longtemps les fonds publics comme vous le faites présentement.»  Les deux touristes s'envolent enfin vers le village et leur départ est surtout apprécié.

 

                   La paix règne à nouveau à la ferme.  Le bouvier a bel et bien subi un interroga­toire concernant mes activités depuis mon arrivée. Je fais rire mon compagnon en lui disant que l'agent de la Sûreté du Québec au village aurait pu faire cette enquête à leur place et à bien meilleur compte. Avec l'argent épargné, on pourrait agrandir un enclos pour le bien-être des boeufs.

 

                   Deux jours plus tard, le responsable du gouvernement au village m'informe de l'arrivée d'un message à mon intention en provenance de Québec.  Quand on m'annonce qu'un message en provenance du Sud m'est destiné, je pose instinctivement la question à savoir s'il y a quelqu'un de malade.  «Non docteur, il n'y a personne de malade, c'est un mes­sage venant de la haute direction vous ordonnant de prendre le prochain avion du gou­vernement, comme vous l'a ordonné votre patron l'autre jour.

-     C'est bien ce que je pensais, mon patron est atteint de folie furieuse et maintenant la haute direction est atteinte à son tour.  J'aurais bien dû isoler ce malade mental dans l'un des enclos de quarantaine pendant qu'il était ici.

-     Eh! doc, tu ne penses pas que tu vas un peu trop loin dans tes réactions?

-     Mon ami, je réalise que mon patron est dangereusement malade et que la propagation du virus est très sévère, car vous commencez à en montrer les premiers symptômes, mais soyez sans crainte, votre cas se guérit facilement.  En attendant mon retour au village, n'oubliez pas de répondre à ce message les informant que je ferai tout mon pos­sible pour prendre l'avion.»

 

                   Ce qui me révolte le plus dans cette décision patronale irréfléchie, ce n'est pas de voir l'autorité contaminée, car elle n'a rien fait pour éliminer la cause de contagion, mais la répercussion qu'il y aura sur la santé des animaux à la ferme et cela, très tôt à l'automne. Quand on en est rendu à empêcher le médecin vétérinaire de procéder adéquatement aux traitements qui s'imposent, avec l'intention de s'attaquer par la suite à la compétence du vété­rinaire, je n'ai pas d'autre choix que de dénoncer publiquement l'errance du patron.  Il a fini par disparaître du projet.  Que les traitements soient terminés ou non, je dois prendre l'avion, c'est confirmé par la haute autorité; la maladie n'est pas importante, mais la décision patronale, c'est quelque chose de sacré, même si ça n'a trop de bon sens.

 

                   Quelque temps après mon départ précipité de la ferme et sans y avoir terminé les traitements, le bouvier décide de prendre des vacances.  Comme responsable du projet, sachant que la santé des jeunes animaux est plus ou moins précaire et qu'il faut y apporter une surveillance constante, je décide d'aller moi-même surveiller les boeufs en l'absence du bouvier.  Cependant, comme je l'ai déjà mentionné, un responsable doit toujours demander la permission à un autre responsable.  Or, comme je n'aime pas le ridicule, j'avise tout sim­plement mon patron de mon départ pour la ferme, non seulement pour remplacer le bouvier, mais pour terminer les traitements des jeunes boeufs.  La réponse ne tarde pas à venir, c'est un refus total.

 

                   Le lendemain, assis bien paisiblement à mon bureau en train d'ouvrir le courrier, le patron m'annonce qu'il a trouvé un remplaçant au bouvier pour sa période de vacances.  Un peu surpris d'apprendre aussi vite une telle nouvelle, je lui demande sur le champ s'il ne serait pas, par hasard, le remplaçant temporaire du bouvier.  Je suis soulagé d'apprendre qu'il n'en est rien.  Par contre, lorsqu'il m'indique le nom de l'employé de notre département qui s'occupera de tout le travail à la ferme en l'absence du bouvier, j'en suis tout retourné, car il ne connaît absolument rien aux boeufs. 

 

                   Quelques jours passent, le bouvier est encore à la ferme, il réclame ma présence, car il a des problèmes avec les boeufs.  Mon patron est bien malheureux de m'accorder cette permission, mais il n'a pas le choix cette fois, autrement il serait directement responsable de la mort des bêtes.  Cependant, si jamais des boeufs venaient à mourir, pour moi, c'est bien clair, à moins qu'il s'agisse d'un accident, le patron sera responsable directement ou indirec­tement, vu qu'il m'a obligé à quitter la ferme avant la fin des traitements lors de ma dernière visite.

 

                   L'information reçue du bouvier concernant les boeufs me tracasse un peu, car il me déclare que tous les sujets sont très nerveux depuis au moins deux jours et qu'il ne peut en trouver la cause.  Ces bêtes font partie de ma vie et j'avoue que ce problème de nervosité m'inquiète.  On m'assure cependant qu'elles continuent à bien manger.

 

                   Je pars pour le Nord et me rends à la ferme en hélicoptère.  À ma demande, le pilote survole les enclos où se trouvent les boeufs, mais il le fait à bonne distance pour ne pas les énerver davantage.  Encore au loin, je peux tout de même constater que tout semble normal pour le moment, car tous ces étonnants ruminants sont à faire la sieste.  Je suis sou­lagé.  Le pilote veut bien me déposer sur la terrasse de la maison du bouvier au bord du fleuve.

 

                   Le temps est merveilleux, la grande solitude règne toujours et la paix n'est trou­blée que par le bruit de notre station électrogène. J'ai peine à croire à l'énervement des animaux, surtout que je viens de constater qu'ils reposent bien paisiblement pendant leur sieste.

 

                   J'ai beau interroger le bouvier, je ne parviens pas à élucider ce problème.  Lors­que j'aperçois l'Inuk venant vers ma maison, mon petit doigt me dit que je ne suis pas loin d'avoir des explications; cependant, je devrai attendre d'être seul avec lui.

 

                   Après une chaleureuse poignée de main et les salutations d'usage avec mon bon ami l'Inuk, le bouvier continue la discussion afin de connaître la cause de l'énervement des boeufs.  Pourtant, il devrait savoir que si l'Inuk avait eu quelque chose à lui révéler, il l'aurait déjà fait .  Ma présence ne change rien.  Ce n'est pas parce que je suis ici avec eux qu'il va lui en dire davantage, même s'il croit en connaître la cause.  Les réponses de l'Inuk aux questions du bouvier me font croire qu'il en sait plus qu'il ne veut bien le laisser croire.

 

                   Une fois seuls, enfin, l'Inuk esquisse un large sourire et je vois bien qu'il a quelque chose à me révéler.  «Docteur, ma femme veut que tu viennes souper avec nous; de plus, les enfants sont contents que tu sois de retour, car ils ne veulent pas que les «barbus» meurent.»  Les gens d'ici appellent le boeuf musqué l'animal barbu à cause des longs poils qui recouvrent le corps entier de l'animal.  «Mon ami, ça me fait plaisir, je vais y aller, mais avant je veux savoir pourquoi les boeufs s'énervent à certains moments.  Je suis convaincu que tu en connais la cause et que probablement mes ennuis sont finis maintenant que je suis ici.  Tu sais, à force de vivre avec toi, j'ai appris à te connaître.

-     Non docteur, tes ennuis ne sont pas terminés.  Si tu es venu, c'est qu'il y a du travail que tu dois finir, car la dernière fois, tu es parti avant de terminer le traitement des «barbus» et toute ma famille pense que tu dois finir ton travail.

-     Je vois que ton raisonnement est supérieur à celui de mon patron et je suis bien fier de toi. Maintenant, tu vas me dire pourquoi les boeufs s'énervaient ainsi. 

-     Docteur, il faut oublier l'énervement des «barbus», ce n'est pas du naturel.  C'est quelque chose de voulu et provoqué pour les circonstances. Si tu avais terminé les traitements à ta dernière visite, les boeufs n'auraient pas eu peur de mourir et seraient restés bien calmes.  Tu devrais donc comprendre que c'est la décision de ton patron qui en est la cause, il n'avait qu'à se mêler de ses affaires et ces pauvres «barbus» n'auraient pas été malheureux.

-     Très bien mon ami, allons souper.»

 

                   Quand je me remémore la fausse alarme de mon ami l'Inuk et que je réalise qu'il en est responsable, je trouve ça bien amusant et j'en ris de bon coeur.  À bien y penser, l'Inuk n'est pas le responsable, mais bien mon patron.  De toute évidence je dois l’éloigner si je veux garder mes boeufs en vie.  Aussi bien prévoir de perdre des boeufs, car sans stratagème semblable à celui utilisé par l'Inuk, jamais je ne pourrai éliminer la cause du mal.  «Ton patron n'avait qu'à se mêler de ses affaires.»  Dans l'esprit de l'Inuk, seul le vétérinaire est responsable de la santé des animaux et il n'accepte pas qu'un intrus puisse intervenir, sinon il n'y a plus de responsable.  Son raisonnement est d'une logique admirable et le geste qu'il pose le confirme.  Quand il voit mon patron m'ordonner de cesser les traitements, il trouve cela tellement malhonnête qu'il prend les moyens pour rétablir ce qu'il pense être honnête.  Dans sa grande sagesse, mon ami a trouvé le moyen d'éliminer temporairement mon patron.  La tactique employée par l'Inuk resta toujours un secret bien gardé entre lui et moi pour le temps du projet.

 

                   Le lendemain, un autre message arrive.  Le patron m'ordonne de retourner à Québec dès que les animaux seront rétablis.  Cette fois, j'écoute sans maugréer et j'en informe mon ami l'Inuk. Il n'est pas très heureux de ma décision et me comprend difficile­ment.  Je lui explique que mon patron sera seul responsable de la mort des boeufs, si jamais cela arrive.  Après toutes les ruses habiles qu'il a inventées pour me faire revenir, je com­prends bien son mécontentement vis-à-vis moi, mais j'ai une leçon à donner à mon misérable patron.

 

                   Comme il a été décidé, le bouvier prend ses vacances et la personne désignée préalablement va le remplacer.  Vu que la santé des boeufs est menacée, j'informe le rem­plaçant de garder les jeunes bêtes dans les enclos sur les rochers, car ceux de la banquette sont tellement infestés que les jeunes pourraient en mourir s'ils y pacageaient.

 

                   Parfois le hasard fait bien les choses et, pour une fois, il me favorise, car la période d'accouplement survient durant le séjour du remplaçant à la ferme.  C'est à mon tour de m'y rendre et cette fois personne ne peut me mettre de bois dans les roues.  La mise en application du plan de gestion pour l'accouplement relève du médecin vétérinaire seul.

 

                   J'appréhende cependant mon retour à la ferme, car j'ai peur de retrouver mes jeunes, malades.  Le remplaçant et l'Inuk, accompagné de sa famille, ont entendu l'hélicop­tère approcher et sont tous venus à la maison du bouvier pour me saluer.  L'Inuk transporte mes bagages à ma maison et nous prenons place autour de la table pour la traditionnelle tasse de thé; c'est une habitude avec l'Inuk.  M'approchant de la grande fenêtre qui donne sur l'enclos du sud en bas du rocher, je suis tout surpris de voir quatre jeunes dans l'enclos.

 

                   Sans me retourner, je m'adresse au remplaçant et lui demande comment se com­portent les jeunes sur le rocher.  «Doc, ceux qui sont sur le rocher vont très bien, mais il y en a quatre qui séjournent dans l'enclos du bas et qui semblent malades.  D'ailleurs, il y en a deux qui ont beaucoup de misère à se lever.» Le ton de ma voix monte de trois degrés et je lui demande pourquoi ils ne sont pas avec les autres.  «Au début, dit-il, ils étaient avec les autres, mais après deux jours, je les ai aperçus en bas; j'ai essayé de les retourner, mais ils n'ont pas voulu s'y rendre.

-     Comment ça, ils n'ont pas voulu?  Depuis quand les jeunes décident de pacager où ils veulent?  C'est toi le responsable ici pendant les vacances du bouvier et c'est toi qui décides pour eux.  J'ai demandé de les laisser sur le rocher pour prévenir l'infestation parasitaire et me voici maintenant en présence de quatre malades dont deux vont sûre­ment mourir par ta négligence.»

 

                   En mon for intérieur, ce pauvre type, bien que fautif, n'est pas le seul respon­sable du malheur qui s'abat à la ferme, car il est ici à la demande de mon patron.  Main­tenant, si je ne puis sauver les deux jeunes fortement atteints, ce sera encore dû au manque de compétence du vétérinaire, mais je suis habitué à cette malveillante critique.  Par expé­rience, je sais que les deux jeunes vont mourir, mais je vais quand même tout tenter pour les sauver. Mon ami l'Inuk me regarde d'un air interrogateur.  «Au diable le thé, dit-il, nous allons faire entrer les quatre jeunes dans la grange, les examiner et procéder immédiatement aux traitements.»

 

                    Je ne suis pas surpris du comportement des jeunes de l'enclos, au lieu de se sau­ver, ils restent bien calmes tellement ils sont affaiblis, rongés par les parasites; autrement dit, ils sont mangés vivants.

 

                   L'examen confirme que les jeunes sont terrassés par une infestation massive de parasites.  Nous prélevons des échantillons de crottins pour analyse microscopique afin de leur procurer les traitements appropriés.

 

                   Après quelques jours de traitements, les deux plus faibles meurent tandis que les deux autres reprennent lentement leur vigueur; ça me soulage énormément et le soleil reluit de nouveau à la ferme.


La cueillette du qiviut

                  

                   Un après-midi du début de janvier, pendant une séance d'observation des femelles dans leur enclos d'hiver, je décide de les approcher.  Premièrement, pour renou­veler mes contacts afin qu'on me considère toujours comme un membre de leur famille et deuxièmement, pour admirer de plus près leur splendide fourrure, tout en bénéficiant de cette chaleur animale pour me réchauffer les mains.

 

                   Le temps est radieux, un bon petit vent du nord-ouest m'oblige à relever ma cagoule, même si le soleil est là.  Quand le soleil brille, si le thermomètre indique -26 oC, c'est une magnifique journée. Tout en observant mes animaux, je me remémore tout l'historique de l'origine du duvet de l'ovibos que les Inuit appelle «qiviut».

 

                   Nicolat Jérémie, officier français et commerçant de fourrures, est le premier à écrire, en 1920, un rapport d'observation concernant l'ovibos et il rapporte que la couleur de son duvet est d'un brun grisâtre.  En 1917, Vilhjalmur Stefansson, explorateur européen, en voyant ces fibres d'étoffe légère répandues un peu partout dans la toundra, suggère avec enthousiasme la domestication de l'ovibos aux enquêteurs de la Commission Royale du Canada.  Ce moyen facilite la récupération du duvet et permet la récolte d’un produit de qualité supérieure à moindre coût.

 

                   On a filé ce produit et récolté un fil très doux pour la première fois en 1930.  Deux ans plus tard, les premiers renseignements sur le qiviut sont publiés par Werner von Bergen et, par la suite, des études ont confirmé l'exactitude des données.  La longueur de la fibre varie de quatre à un peu plus de quinze centimètres et son diamètre moyen est de 15,3 microns.  Cette fibre se tisse à merveille, se teint facilement et ne rétrécie pas au lavage si on suit les méthodes d'entretien des lainages.

                   À propos de la laine du boeuf musqué, c'est cette partie de la fourrure qui cor­respond au duvet sur la peau et sous le poil de garde de l'animal.  Cette laine, nommée «qiviut» (kee-vee-oot) par les Inuit, signifie duvet ou poil follet.  Ce duvet est soyeux, court, fin, doux, léger, dru, c'est-à-dire épais, serré, touffu et non permanent, car il tombe lors de la mue au printemps.  Le poil de garde ou crin composant la fourrure se nomme le jarre: il est chevelu, long, gros, rêche et permanent.

LE QIVIUT

 

 

                   Le qiviut, tel que disposé sur le corps de l'animal, possède un pouvoir isolant puissant qui s'explique facilement.  Cet animal devait être protégé contre les températures les plus basses qui existent sur la calotte polaire.  Présentement, les fibres naturelles de ce produit sont les plus fines au monde; leur qualité est de beaucoup supérieure à celle des fibres de la vigogne ou de la chèvre du Cachemire.

 

                    Il suffit de cent quinze grammes de qiviut comparativement à deux kilo­grammes de laine de mouton pour fabriquer un chandail pour homme.  Étant donné que le qiviut n'est pas contaminé dans son état naturel et qu'il est très pauvre en lanoline, il peut être filé tel quel à partir de l'animal. Des expertises préliminaires laissent entrevoir un grand potentiel pour le marché de vêtements faits avec ce produit.

 

                   Durant quelques années, des femmes Inuit du village de Kuujjuaq ont tricoté des articles fort appréciés des connaisseurs.  Cependant, nous avons dû refuser de nombreuses commandes, car un jour, l'ordre me fut donné de ne plus recueillir ce produit tant convoité d'un peu partout dans le monde. J'ai même reçu une demande de l'Afrique.

 

                   Le printemps venu, lors de la mue, dès que nous apercevons le qiviut à la surface de la fourrure, nous dirigeons les bêtes dans des stalles aménagées à l'intérieur de la grange à foin pour procéder à la cueillette.  À cause des grands poils de garde qui restent en perma­nence sur le corps de l'animal, tout le travail se fait à la main.  Les doigts, un peu écartés comme les dents d'un gros peigne, se faufilent délicatement sous le qiviut déjà détaché du corps et le ramènent tout doucement hors des grands poils.  Attention à ne pas tirer ces poils pour éviter de recevoir un coup de patte ou de tête de la part du boeuf musqué.  Ce métier s'apprend très vite, avec un peu de calme et de patience.

 

                   Une semaine de printemps, j'attends la venue d'un étudiant personnellement sélectionné pour le temps des vacances, lequel sera très apprécié pour la cueillette du qiviut.  Je sais qu'il sera doux et calme avec les bêtes.  Comme prévu, le mardi après-midi, l'hélicoptère atterrit au bout des derniers enclos, un individu débarque avec son bagage et l'hélicoptère repart en direction du village.

 

                   Plus le personnage s'approche, moins je reconnais mon étudiant et je commence à me poser de sérieuses questions.  On ne débarque pas ici sans s'assurer d'un moyen de transport pour le retour.  Ce n'est pas une auberge ici!  Même rendu près de lui, je ne recon­nais pas le personnage; je ne vois qu'une grosse boule de poils reposant sur les épaules.  Mais mon Dieu, que vient donc faire cet homme des cavernes ici? «Bonjour monsieur, vous désirez visiter la ferme avant le retour de votre hélicoptère?

v     Je vous remercie, car j'ai amplement de temps pour visiter, étant donné que je suis le nouveau responsable de la ferme des boeufs musqués.»

 

                   Pour m'assurer que j'ai bien entendu, je répète ses paroles tout haut, bien en face de lui et je reçois la même réponse.  Je suis pas­sablement estomaqué d'apprendre de la bouche d'un pur étranger, du moins pour moi, que je ne suis plus le responsable ici.  Pourtant, je l'informe assez calmement que je suis le respon­sable et qu'on l'a certainement mal renseigné.  «Non, monsieur, je suis bien renseigné et je vous répète que je suis venu ici pour m'occuper de la ferme.»                  

 

                   Ce singulier personnage m'intrigue beaucoup, mais il semble bien sincère et démontre même une certaine arrogance, ce qui aiguise un tant soit peu mon caractère.  Aussi bien me présenter et l'informer de mon rôle pendant que je suis encore calme.  «Je me nomme Jules Bourque, médecin vétérinaire, et jusqu'à nouvel ordre, je suis toujours le responsable de la ferme des boeufs musqués.

-     Ah! c'est vous le docteur!  On m'a dit que je vous rencontrerais ici, je suis venu travail­ler pour le temps des vacances.

-     C'est bien regrettable monsieur, mais j'attends justement un étudiant qui doit arriver aujourd'hui pour faire ce travail.

-     C'est moi l'étudiant que vous attendez; l'autre ne viendra pas, j'ai pris sa place.»

 

                    Non mais pour qui se prend-il ce bonhomme pour me faire croire qu'il est celui que j'attends.  J'espère tout simplement qu'il n'est pas sérieux et que son hélicoptère va revenir plus vite qu'il ne pense, à moins qu'il me remette un papier me confirmant que je suis destitué de ma responsabilité.  «Mon bon monsieur, je vous dis que vous n'êtes pas l'étudiant que j'attends.  Vous je ne vous connais pas et l’autre je le connais très bien; j’espère que vous comprenez au moins cela.»  Enfin, il admet qu'il n'est pas l'autre étudiant, c'est déjà un bon point de gagné.

 

                   Cet étudiant vient de me dire que l'autre ne viendra pas, il le remplace; c'est donc dire qu'il en sait plus que moi et qu'il est bien venu ici pour travailler. Tout en continuant la conversation, il m'apprend que son père travaillait autrefois pour un organisme gouverne­mental, mais que depuis le dernier changement du parti au pouvoir, il a ouvert un bureau-conseil et le premier ministre, son ami, lui donne des contrats très lucratifs.  Si le gouverne­ment venait à changer, il n'aurait pas le choix, il lui faudrait retourner à son ancien travail.

 

                      Dire que je prends la peine de choisir un étudiant en fonction du travail à exé­cuter à la ferme et aujourd'hui, le premier ministre, par faveur politique, m'impose le fils de son ami, sans s'informer s'il a les qualités requises pour remplir cette fonction.  Je trouve cela tout à fait aberrant. Tout de même, avant de discréditer l'étudiant, il me faut l'initier au travail et en attendre les résultats.

 

                   Pour cueillir le qiviut, j'ai spécifié qu'il faut être calme et démontrer beaucoup de patience avec l'ovibos, étant donné qu’il réagit vivement et violemment, dès qu'il se sent coincé ou qu'il ressent la moindre douleur.

 

                   À la troisième séance de la cueillette du qiviut, je laisse l'étudiant seul avec sa bête pendant que l'Inuk et moi travaillons respectivement sur d'autres femelles.  Comme j'entends continuellement des ruades sur le plancher et les grognements de l'étudiant, je décide d'aller voir comment il agit avec les bêtes.  Je ne suis pas surpris des ruades et des coups de tête de la part de la femelle: le pauvre homme a la tête appuyée sur son bras gauche, lequel repose sur un madrier et il ne travaille qu'avec la main droite.  Je lui répète qu'il doit travailler avec les deux mains pour dégager le qiviut infiltré dans le jarre, car avec une seule main, il exerce une pression sur les crins et l'animal ne peut faire autrement que de réagir à la douleur ressentie.  «Je sais comment faire, mais je trouve ce travail éreintant et monotone.  Vous pourriez me donner autre chose à faire.»

 

                   Plutôt que de voir mes bêtes souffrir continuellement et devenir nerveuses au point d'être incapable de les approcher, je décide d'éloigner l'étudiant et je lui donne d'autres travaux à exécuter.

 

                   Seul avec mon ami l'Inuk, je lui demande de terminer la femelle commencée par l'étudiant.  Je sais qu'il y portera une attention bien spéciale en manoeuvrant très doucement pour regagner la confiance de la bête.  Pour bien récupérer tout le qiviut à la grandeur du corps de l'animal, il est essentiel que la bête se sente en sécurité et bouge le moins possible; il faut éviter tout ce qui peut l'irriter.  Le seul fait de rester un certain temps à l'intérieur de la grange est déjà un stress pour la bête; alors plus on travaille à l'aise, plus vite l'animal peut sortir et rejoindre les siens à l'extérieur où il se sent beaucoup plus en sécurité.

 

                   Une séance de cueillette de qiviut dure environ une heure par animal et généra­lement, il faut trois séances pour tout le récupérer, car il ne se dégage pas du dos de l'animal tout en même temps.  Parfois, il peut se passer une semaine entre deux séances, mais c'est le maximum.  C'est un travail que j'aime bien; il est agréable de manipuler ce duvet si doux et soyeux.  Il m'arrive d'en prendre une poignée et de la coller sur ma joue pour en caresser la douceur!

 

                   À la suite de la décision du patron de ne plus récupérer ce précieux poil, je me suis dit qu'il ne fallait surtout pas le regarder s'éparpiller dans la nature sans réagir.  Je ne me sentais pas obligé d'obéir à une décision aussi stupide que celle-là et nous avons continué à le récupérer pour le mettre en réserve, espérant qu'un jour, sous forme de foulard, il puisse réchauffer quelqu'un.

 

                   Après un certain temps, je me suis rendu compte que des sacs bien remplis de qiviut disparaissaient en douceur, au profit d'employés qui avaient réussi à se faire engager à la ferme sans autre compétence que celle de savoir vivre en parasite de la société.

 

                   Je me souviendrai toujours de l'un d'eux.  Autant il était nonchalant et paresseux pour le travail de la ferme, autant il était vaillant pour la chasse et la pêche ou toute autre activité qu'il appréciait personnellement.  Depuis les débuts de la ferme, le confort des boeufs était notre priorité; celui de l'homme venait en deuxième.  Avec cet employé nommé par l'autorité supérieure, le bien-être des boeufs était relégué très souvent au troisième plan: ainsi, certains matins, il allait les nourrir à 9 h 30.  Durant le temps qu'il a passé à la ferme, la quantité de qiviut mise en réserve par rapport à la quantité déjà récupérée a été très significative; même là, il y trouvait son profit.

 

                   Il est malheureux qu'on ait dû abandonner la cueillette du qiviut en plein milieu du projet.  Quelle déception pour les clients intéressés et les femmes Inuit du village!

 

                   Les querelles avec mon patron ont été une des causes qui ont précipité la fin du projet.  En mettant un terme à ce dernier, il était certain de me sortir du décor.  Un change­ment administratif de dernière heure n'a pas été plus favorable et les dernières années ont été un fiasco: perte d'animaux, de qiviut, d'énergie, de temps et d'argent.  Il valait mieux tout abandonner avant que le scandale n'éclate au grand public.

 

                   Comme je l'ai mentionné au chapitre des naissances, je reçois encore régulière­ment la visite des Inuit et j'ai la grande consolation d'avoir conservé leur confiance et leur estime.  Mes amis les Inuit savent bien que je ne suis pas le responsable de la mésaventure du qiviut.

 

 

Gilet tricoté avec la laine brute provenant du qiviut prélevé sur l’animal.

Pièce unique de valeur inestimable accompagnée d’un passe-montagne.

 

 


 La recherche de territoires

 

                   Libérer des boeufs musqués dans l'immense toundra du Nouveau-Québec était chose facile: simplement ouvrir les barrières des enclos de la ferme et probablement que les résultats que nous connaissons aujourd'hui auraient été les mêmes.  Cependant, nous avons voulu mettre toutes les chances de notre côté et, pour ce faire, des expéditions de recherche furent entreprises pour essayer de localiser les territoires les plus favorables à la libération.

 

                   Par une resplendissante journée d'hiver, nous quittons le village de Kuujjuaq au fond de la Baie d'Ungava pour nous rendre à Povungnituk sur la rive est de la Baie d'Hudson.  Les Inuit de la région signalent qu'il y a là une végétation herbacée assez abon­dante pour la survie d'un troupeau de boeufs musqués et nous décidons d'en faire l'inven­taire.

 

                   Des provisions pour quatre jours, pour quatre personnes, les sacs de couchage, le traîneau, la motoneige, tout est solidement attaché dans notre petit avion et nous nous diri­geons vers Povungnituk.  Assis près du pilote, je lui indique un petit lac sur la carte géographique et lui demande s'il peut s'y poser.  Dans l'immense toundra, en hiver comme en été, les lacs et certaines rivières sont les seuls endroits où un avion peut se poser, soit sur skis, soit sur flotteurs, selon les saisons, lorsque nous sommes éloignés des villages.  Le pilote m'assure qu'il est possible de s'y poser et que dans quelque vingt minutes nous com­mencerons la descente.  Le temps de savourer un bon thé chaud et nous devons attacher nos ceintures.  Nous survolons le petit lac depuis cinq minutes, toujours à la même hauteur; rien à faire, tu restes attaché en attendant le signal du pilote.  Enfin, un premier contact avec le sol, suivi d'un deuxième, d'un troisième, d'un quatrième, puis l'avion glisse plus doucement pour s'arrêter au bout de dix minutes.  Nous sommes encore vivants et j'en remercie Dieu et notre pilote.  Encore abasourdi par le bruit et les soubresauts de l'avion, je demande des explications au pilote.  Nous venons d'atterrir dans un champ, il n'y a pas de lac, c'est une erreur sur la carte.  Nous avons glissé pendant dix minutes, il fallait trouver un endroit assez nivelé pour pouvoir repartir.

 

                   Une fois remis de nos émotions, nous sortons la motoneige et le traîneau pour aller explorer quelques kilomètres à la ronde, tout en récoltant certaines données comme l'épaisseur de la neige et l'abondance de la végétation.  La visite des lieux est de courte durée et dans l’ensemble le pronostic n'est pas très favorable.  Nous décidons donc de rentrer à Povungnituk pour le souper.  Pas de problème pour décoller, l'adresse de notre pilote de brousse est admirable.

 

                   À notre arrivée à Povungnituk, vers les dix-neuf heures, on nous informe que quelqu'un va nous servir à souper à la cafétéria de la coopérative.  Une demi-heure plus tard, à l'invitation de bien vouloir s'approcher, personne ne se fait prier; les estomacs sont bien préparés après cette dure et longue journée. 

 

                   Une Inuk d'âge moyen, quelque peu rondelette, les cheveux retenus par un ban­deau multicolore et arborant son plus beau sourire vient nous saluer et nous offre une soupe chaude.  Le pilote, connaissant les Inuit pour en avoir marié une du Groenland, ne peut s'empêcher de passer une remarque: «Nous allons être bien servis, elle est très avenante.»  La soupe terminée, notre hôtesse dessert la table, en commençant par mes trois compagnons de voyage.  Elle revient chercher mon couvert et me demande si je désire un autre bol de soupe.  Je la remercie très gentiment pour son attention à mon égard.  Il fallait entendre les murmures des trois autres copains  Le même manège se poursuit pour le mets principal, le dessert et le café, sauf que pour ce dernier, après en avoir eu chacun deux tasses, j'ai encore le privilège d'en recevoir une troisième, si tel est mon désir.  Le pilote me regarde dans les deux yeux et dit: «Eh! Doc, veux-tu me dire ce que tu lui as fait pour te faire servir ainsi; ta soirée va être agréable! »  En toute conscience, je me dois de fournir des explications, car la soupe commence à chauffer.  «Cette charmante dame accomplit le travail qu'on lui a com­mandé.»  À cette réponse, le pilote sourit, il vient de comprendre, mais les deux autres s'in­terrogent encore.  «Mes amis, vous savez pourquoi je suis ici et cette dame aussi le sait très bien; elle agit comme on le lui a demandé.  L'homme qui nous a reçus et invités à souper à la cafétéria est son époux et, en plus de me connaître, il sait pourquoi je suis ici, à Povungnituk.  Il a tout simplement dit à son épouse, en m'identifiant, de me servir avec beaucoup d'attention, vu que j'étais le docteur des boeufs musqués du Vieux-Chimo.  Les Inuit désirent obtenir de ma part des ovibos dans leur région. Ils agissent en conséquence.»

 

                   Dès six heures le lendemain, je reçois la visite du pilote.  Comme une tempête s’annonce pour la fin de l’après-midi, il aimerait entreprendre le plus tôt possible les envolées de reconnaissance sur le territoire.  En terminant assez tôt, il serait possible de retourner à Kuujjuaq, au lieu de rester ici à attendre la fin de la tempête qui peut durer plusieurs jours.  Je suis bien d'accord avec lui et, en peu de temps, le groupe est sur pied et prêt pour le déjeuner.

 

                   Un froid sibérien nous oblige à chauffer le moteur de l'avion pendant quarante-cinq minutes avant de démarrer.  Je profite de ce léger retard pour rencontrer mon ami Paulusi et l'avertir que le départ aura lieu vers les 8 h 30.  Deux Inuit, dont Paulusi, sont du voyage et je compte sur eux pour nous indiquer les endroits où la végétation est la plus abondante pour la survie du boeuf musqué.

 

                   Durant les quatre heures que dure notre reconnaissance, nous atterrissons trois fois pour compiler des relevés sur le terrain et prendre des photos.  De retour au village, je remercie les deux Inuit et je les informe qu'il faudra encore un certain temps avant de leur donner une réponse sur la possibilité d'une libération de boeufs musqués dans leur région.  En effet, la recherche d'une région favorable à une libération va s'échelonner sur une période de trois ans, nous avons d'autres endroits à visiter.  Finalement, aucune libération n'aura lieu à Povungnituk.

 

                   La tempête s’annonçant plus tôt que prévue, le pilote nous oblige à précipiter le débart et les derniers saluts se font du haut des airs.  Dans ce pays des glaces, tu dois t'attendre à mettre en pratique, à n'importe quel moment de la journée, la devise des scouts: «Toujours prêt.» 

 

                   Après une heure d'envolée, le pilote reçoit un message en provenance de Kuujjuaq nous annonçant qu'il nous sera impossible d'y atterrir en fin de journée, à cause d'une forte tempête de neige.  C'est justement cette tempête que l'on voulait devancer. Le contenu du message n'est pas à discuter, tu rebrousses chemin et tu vas redire bonjour à tes amis.

 

                   À la descente de l'avion, une fort jolie dame du pays d'en bas, professeur d'école au pays d'en haut, nous invite à prendre le thé à sa demeure.  Ayant enseigné auparavant à Kuujjuaq, elle rencontre enfin quelques connaissances prêtes à la renseigner sur le but de notre visite dans le village. Comme la perturbation atmosphérique peut durer encore quelques jours, il est impossible de s'envoler pour le moment.  L'enseignante nous invite à demeurer chez elle.  Nous acceptons avec joie et nous retournons à l'avion prendre nos sacs de couchage et quelques effets personnels.  Chacun aménage son petit coin sur le plancher.  Après deux jours d'attente, le temps est favorable au départ et nous rentrons chez nous, heureux de pouvoir nous reposer, mais quelque peu déçus des résultats du voyage. L'herbe se fait plutôt rare à Povungnituk.

 

                   Parmi les expéditions de recherche entreprises pour le choix d'un site favorable à l'expansion d'un troupeau de boeufs musqués, l'une d'elles mérite d'être racontée, en effet elle m'orientera définitivement dans le choix du site de prédilection. 

 

                   Un samedi matin, le dernier du mois d'août, je décide de me rendre à Tasiujaq pour l'avant-dernière visite, du moins je l'espère, d'un territoire qui me semble être une sorte de paradis terrestre pour des kilomètres à la ronde.  En effet, depuis quelques mois, je m'imagine déjà admirer quelques boeufs musqués barbotant joyeusement dans l'eau claire et limpide d'un des ruisseaux qui relient deux beaux lacs de ce paradis.

 

                   Avant de quitter la ferme, j'informe le bouvier de ma décision et je lui transmets mes directives concernant son travail durant mon absence.                                                               

 

                   À mon arrivée à Kuujjuaq, après une traversée d'une bonne demi-heure en canot sur un fleuve passablement agité, je me dirige à la cafétéria où le repas du midi tire à sa fin.  «Bonjour Doc, me dit le cuisinier, qu'est-ce qui t'amène au village aujourd'hui, tes boeufs sont-ils malades?

-     Non, mon ami, je veux tout simplement me rendre à Tasiujaq pour explorer un flanc de montagne qui pourrait s'avérer un formidable pâturage à boeufs musqués.

-     Tu arrives juste à point, regarde les deux personnages assis à la table près du mur; ce sont des hommes du gouvernement qui viennent d'arriver en avion de Québec.  Le grand et gros est ministre au gouvernement provincial, mais l'autre je n'en sais rien.  Ils se rendent à Tasiujaq cet après-midi par avion nolisé, tu peux toujours leur demander s'il y a une place à bord.

-     Merci pour l'information mon ami et veuille m'excuser si je change très vite de table.»

 

                   Je me présente à la table du ministre pour négocier mon transport à Tasiujaq.  En apprenant que je suis le vétérinaire de la ferme des ovibos, les arrangements sont vite plani­fiés.  Ces gentils messieurs m'offrent le transport jusqu'à Tasiujaq et moi, une visite de vingt-quatre heures à la ferme des boeufs musqués, dès notre retour.

 

                   Vu l'absence de piste d'atterrissage à Tasiujaq, le transport s'effectue par hydravion de type Beaver.  Assis sur le siège à côté du pilote et connaissant très bien la ligne d'envol, je trouve un peu curieux le trajet poursuivi depuis notre départ; il me semble qu'on fait un détour pour se rendre au village.  Quelques minutes avant l'arrivée, nous com­mençons la descente sur l'un des plus sensationnels lacs au sud du village.  Connaissant bien le pilote, je l'informe que c'est au village que nous voulons aller et non sur ce lac.  «J'ai reçu un message disant de vous déposer ici et que quelqu'un va venir vous chercher».

 

                   C'est tout de même fantastique de voyager dans la toundra et d'être capable de s'adapter aux situations les plus imprévisibles.  Imaginez un peu, l'avion est nolisé et payé pour se rendre à Tasiujaq et quelqu'un d'inconnu avise le pilote de nous déposer sur un lac à quelque vingt kilomètres de notre destination.  Rien à faire, c'est ici le point d'arrêt.

 

                   Voyant approcher deux Inuit en canot pour nous transporter sur la rive, je me rends compte qu'il y a tout de même quelque chose d'anormal.  La marée est peut-être trop basse en face du village érigé sur le bord de la mer, pour pouvoir accoster le quai flottant à cette heure-ci; alors pourquoi ne pas avoir attendu l'heure propice au lieu de nous descendre ici, si loin du village?  La réponse était pourtant bien simple, je l'ai apprise par la suite.  Premièrement, la demande pour noliser l'hydravion avait été faite par l'entremise d'une tierce personne, dans le but de rendre service aux deux touristes, d'autant plus que l'un d'eux por­tait le titre de ministre d'État.  Deuxièmement, quand vous demandez d'aller à la pêche à Tasiujaq, on vous dirige directement au camp désigné à cet effet sur le lac, ce que les deux touristes ignoraient lorsqu'ils m'ont dit qu'ils se rendaient à Tasiujaq.

 

                   Dès que le canot aborde, j'informe les deux jeunes Inuit de notre surprise de nous trouver sur le bord d'un lac, au lieu du village, et que quelqu'un doit venir nous chercher.  «Vous les attendez?»  Quand je vois leurs épaules se soulever avant de me répondre, je connais déjà la réponse: «Nous ne savons rien.

-     Mais par quel moyen vient-on nous chercher?

-     Monsieur le docteur, il y a la marche et l'hydravion, mais certainement pas pour aujourd'hui à moins d'être très chanceux, me dit l'un des Inuit.»

 

                   Je m'adresse à monsieur le ministre et l'avise que nous allons devoir passer la nuit dans la vieille cabane de bois, là, à notre droite.  «Écoutez, Doc, nous n'avons ni nour­riture ni sac de couchage, on va geler comme des rats ici avec le froid annoncé pour le temps de la pleine lune.»  Je regarde le plus petit des deux Inuit, appelé le Chinois par les siens, vu sa très grande ressemblance avec les asiatiques, et je ne puis faire autrement que de répondre à son sourire par un autre sourire.  Lui, il avait tout compris.  Nous verrons plus tard qu'il comprenait le français.  Je m'adresse aussitôt à monsieur le ministre qui est resté bouche bée en voyant notre air et je lui dis de rester bien calme, que tous nos embarras vont se régler.  Si on nous a débarqués ici, c'est qu'il s'y trouvait quelqu'un pour nous recevoir, sinon nous serions rendus au village.

 

                   Maintenant, nous devrions jeter un coup d'oeil à l'intérieur de cette cabane qui sera notre motel pour au moins un soir; d'ailleurs, ça commence à être frisquet et un bon thé chaud nous fera beaucoup de bien.  Monsieur le ministre s'approche et me dit à l'oreille qu'un petit remontant serait préférable dans les circonstances.  «Très bien pour vous et votre compagnon, mais pas une infime goutte aux Inuit, quels que soient les arguments qu'ils invoqueront, et avertissez bien discrètement votre compagnon de ne pas déroger à cette directive.  Après un premier verre, les Inuit en veulent un deuxième et un troisième et ça dure aussi longtemps qu'il y a de la boisson.»

 

                   La température à l'intérieur de la cabane est sensiblement la même que celle du dehors, sauf que nous sommes à l'abri du vent.  Quelques bancs, une table à pique-nique d'intérieur, des lits à sommiers perforés et sans matelas, un tout petit poêle à bois à deux ronds en forme de fournaise, un fanal à kérosène suspendu près du poêle et quelques brin­dilles de bois pour environ quarante minutes de chauffage, si jamais le besoin s'en fait sentir.  Voilà l'ameublement pour le confort des touristes qui viennent à la pêche.  «Doc, me dit le ministre, là c'est vrai que le petit remontant devient d'une très grande utilité, sors les verres et apporte un pot d'eau.

-     Très bien, je vais emprunter des Inuit ce dont vous avez besoin, mais souvenez-vous du conseil que je vous ai donné concernant l'alcool, vous le gardez pour vous.»

 

                   L'eau n'est pas un problème, il y en a plein le lac et j'en obtiens une pleine chaudière.  Les deux jeunes ont tout compris. Pendant que l'un va chercher l'eau, l'autre pré­pare des gobelets.  Dès que l'eau arrive, cinq gobelets sont déposés sur le banc près de la chaudière d'eau: deux pour les touristes, un pour moi et les deux autres pour les deux jeunes.  Aussi rapidement que possible, je sors mon mouchoir, non pas pour me moucher, mais pour me cacher le visage tellement j'ai le fou rire.

 

                   Tel que recommandé et même si c'est fait à contrecoeur, les deux touristes sont les seuls à se servir de remontant.  Après quelques gobelets, les langues sont passablement déliées et la conversation devient particulièrement animée.  À un moment donné, le ministre demande d'allumer le petit poêle afin de chasser l'humidité qui commence à nous donner des frissons.  Le dénommé Chinois ne peut manquer une aussi belle occasion et lui dit qu'il est prêt à négocier du feu pour du remontant.  Mes craintes sont bien justifiées et je prends immédiatement la parole et coupe court à toute négociation.  «Ces messieurs ne sont pas venus ici pour négocier de la boisson et il est de votre devoir d'allumer le poêle. Je pense que nous avons tous besoin de nous réchauffer, mais chacun à sa façon.»

 

                   Dans la majorité des excursions de chasse et de pêche, c'est devenu une coutume de retarder le repas du soir pour prendre un petit remontant afin de se détendre et se calmer.  Enfin, toutes les raisons invoquées sont justifiables selon les occasions et les individus.  C'est exactement le même phénomène que nous avons vécu à l'intérieur de la cabane et, vous relater tout ce qui s'est dit au cours de cette mémorable soirée serait impensable.                   

 

                   Quand quelqu'un veut émettre une opinion concernant les cinq personnes du groupe, il doit s'exprimer en anglais pour être bien compris de tous.  Par contre, lorsque les deux Inuit veulent éviter d'être compris, ils se parlent dans leur langue, et les deux touristes s'expriment en français entre eux ou avec moi pour ne pas être compris des Inuit.

 

                   Comme il se doit, à force d'accumuler des petits remontants, les besoins naturels de l'organisme commandent d'en rejeter de temps en temps, et le ministre demande aux Inuit où se trouve le bol des toilettes.  «Partout en dehors de la cabane, sauf dans le lac, répond le Chinois avec un beau grand sourire.»  Soyez assurés que le ministre va répliquer en français:  «Avec une aussi grande et vaste toilette...  As-tu déjà vu un cloaque pareil, je commence juste à sentir les bienfaits de la chaleur du feu et me voici obligé de retourner au froid pour mes besoins... et dans quinze minutes, il ne restera plus de bois pour la fournaise; ce sera encore le froid.»

 

                   Du français, il y en a assez souvent au cours de la soirée, du moins jusqu'à ce que la faim nous tenaille.  Comme mon estomac commence à crier famine, ayant mangé tôt ce matin et n'ayant pris qu'un café à Kuujjuaq, il est grand temps de connaître le menu du souper, parce que je n'ai pas l'intention de me coucher l'estomac vide.  J'informe le Chinois de mon intention et lui dis que les deux touristes apprécieraient un bon repas substantiel.  «Approchez-vous de la table, ce sera prêt dans quelques minutes»  Le ministre me demande ce qu'ils peuvent bien nous servir dans un coin isolé comme celui-ci.  «Nous sommes dans un camp de pêche, alors attendez-vous à manger du poisson, mon cher monsieur.»

 

                   Comme nos deux touristes terminent leur remontant, des assiettes garnies de deux volumineux filets d'omble chevalier bien rôtis dans le beurre nous sont présentés dans la plus grande simplicité.  Ici, les pommes de terre et les légumes n'existent que dans l'imagination.  Au centre de la table, un chaudron d'eau bouillante, une louche et un bocal de sachets de thé sont à la disposition de ceux qui en désirent, il n'y a qu'à se servir.

 

                   En regardant les autres manger, je me rends compte que nous avions tous une faim de loup et en très peu de temps, les filets sont engloutis.  Le ministre me regarde et après quelques secondes d'hésitation, me demande s'il y a possibilité d'en avoir encore, vu qu'il n'a pas pris le temps de savourer cette si délicieuse chair.  À mon tour, j'interroge du regard le Chinois en me pourléchant les lèvres; je n'ai pas le temps de parler qu'il se lève, prend nos trois assiettes bien vides et se dirige avec son copain vers le petit poêle à essence.

 

                   Bientôt nous allons entendre les mémorables paroles prononcées par l'Inuk, lesquelles en disent long sur le travail du médecin vétérinaire avec les boeufs musqués.  Ça fait maintenant quelques années que le projet est terminé et à chaque année, l'on m'apporte encore du gibier en signe de reconnaissance.

 

                   Le Chinois apporte les assiettes des deux touristes contenant chacune une tranche de filet, leur souhaite bon appétit puis apporte la mienne, garnie de deux grandes tranches de filet.  Le ministre s'exclame: «Comment! deux tranches pour un petit homme comme toi et, moi, je n'en ai qu'une, bien que beaucoup plus gros et grand que toi!  Le Chinois ne doit pas voir clair! » Pour la première fois, le Chinois répond au ministre en fran­çais: «Toi, gros bonhomme, gouvernement pas bon, une tranche; lui, petit homme, boeufs musqués, très bon, deux tranches.

-     Comment! tu parles le français?

-     Oui, 

-     Tu comprends le français?

-     Oui.

-     Alors tu as tout compris ce que j'ai dit en mal contre cet endroit et contre les Inuit durant toute la soirée?

-     Oui, monsieur le ministre, et comme vous pouvez le constater, je vois très clair.»

 

                    L'Inuk me sourit en me voyant réjoui.  Le repas terminé, il faut nous organiser pour passer la nuit.  Finalement les deux touristes s'étendent sur des bancs le long du mur et moi, sur un sommier en métal.  Une heure passe et je dois prêter mon parka au compagnon du ministre qui a déjà très froid.  La nuit est très longue!

 

                   Plus d'une heure avant le lever du soleil, je cherche des branches aux alentours, car je veux absolument chasser l'humidité à l'intérieur de la cabane. Il n'est pas question pour les deux touristes d'attraper une mauvaise grippe à cet endroit.  Une heure et demie plus tard, je reviens avec un fagot assez important sur mes épaules, heureux d'avoir accom­pli ma B.A., comme autrefois, chez les scouts.

 

                   Puis c'est l'heure du petit déjeuner: filet de poisson et un bon gobelet de thé chaud.  J'informe alors les Inuit que j'ai l'intention de gagner le village, même si j'en ai pour le reste de la journée.  Je dois explorer le flanc de montagne de l'ancienne mine.  Tommy, le compagnon du Chinois, me sourit; je lui rends la pareille et j'attends son commentaire.  «Moi aussi, je veux aller au village, nous partirons à midi.»  Nous scellons notre entente par une bonne poignée de main.

 

                   Notre randonnée du lac au village dure six heures.  La marche dans la toundra est très ardue: il faut traverser plusieurs ruisseaux dans l'eau jusqu'à mi-jambe, enjamber des espaces marécageux et enfin, franchir tous les obstacles du milieu.

 

                   Quelque dix minutes avant d'arriver au village, un bruit sourd nous fait retourner brusquement pour apercevoir, au même instant, un hydravion survolant à basse altitude.  Quelqu'un laisse tomber un papier qui, poussé par le vent, retombe tout près de la rivière.  Quelle surprise!  Un message pour moi signé par monsieur le ministre.  «Regrettons de ne pouvoir t'embarquer, la marée est trop basse, rentrons à Kuujjuaq avec le Chinois».  J'informe mon compagnon de la teneur du message, il est tout surpris d'apprendre que son ami se dirige vers Kuujjuaq.

 

                   Ainsi se termine l'aventure de pêche de nos deux touristes.  On les avait avisés que quelqu'un viendrait les chercher et aujourd'hui, ils retournent comme ils sont arrivés, sauf qu'ils m'ont remplacé par le Chinois.

 

                   À mon arrivée au village, je salue mon compagnon de marche et me dirige vers la demeure de l'agent du gouvernement du Québec, responsable de l'administration, tout en espérant l'y trouver.  «Tiens, salut Doc, veux-tu bien me dire quel bon vent t'amène?  Par quel moyen es-tu arrivé?

-     Mon ami, le moyen importe peu, je voulais venir et me voilà.  Maintenant, je veux me laver et si tu as du linge à me prêter, j'en serais heureux; je te raconterai mon aventure après ma douche et peut-être même à la table, quand je savourerai le bon steak que tu as l'intention de m'offrir.

-     Ça c'est bien toi, tu ne changes pas; mon épouse revient d'une commission dans dix minutes et sera heureuse de t'accueillir à notre table.»

 

                   Le repas terminé, je remercie chaleureusement mon hôtesse pour son délicieux repas et nous nous installons au vivoir pour prendre le thé.  C'est le grand confort et je me repose tout en réalisant que le but de mon voyage est atteint.  Je pourrai offrir à mes boeufs musqués un vrai paradis qui s'étendra à des kilomètres à la ronde.  Jamais je n'aurais pensé parcourir tant de territoire en une demi-journée, pour un but autre que celui recherché, et en arriver aux mêmes résultats.  En effet, je pars du lac pour aller au village afin de choisir un site favorable aux boeufs musqués et, à cause des obstacles naturels du terrain, je dois obli­gatoirement parcourir le flanc de montagne que je m'étais proposé d'explorer. Quelle mer­veilleuse aventure!  Merci mon Dieu.  «Mes chers amis, je dois vous avouer que je suis enchanté de ma randonnée sur le territoire.  Hier, je quitte la ferme et me rends à Kuujjuaq pour venir vous rencontrer à Tasiujaq, afin de.....et voici que j'arrive ici, plus de vingt-quatre heures après, non pour obtenir de l'information à la poursuite de mon objectif, mais pour recevoir une sorte de récompense, un trophée, couronnant les succès de mon aventure».  En effet, le bain, le linge et le repas sont pour moi, non seulement une marque de reconnais­sance impérissable, mais une récompense bien méritée; merci pour les deux.

 

                   Le lendemain matin, mon hôte m'annonce  qu'un hydravion nolisé arrivera vers  9 h 30 pour livrer une génératrice et que je pourrai en profiter pour retourner à Kuujjuaq.  «Ah! mais c'est merveilleux, je serai de retour à la ferme avec mes deux touristes qui seront certes heureux de voir les fameux boeufs musqués».

 

                   Arrivé à Kuujjuaq, je me rends au magasin du Québec pour m'approvisionner en épicerie pour au moins deux semaines à l'avance.  Le fleuve n'étant pas toujours propice à la navigation, nous ne pouvons le traverser à tous les jours; il faut donc saisir les occasions. Mes achats terminés, je vais avertir les deux touristes que nous profiterons de la marée de seize heures pour traverser au Vieux Chimo.  Le temps est idéal pour le moment et nous espérons qu'il en sera ainsi à l'heure du départ.  Je profite des deux heures d'attente pour aller saluer des amis.

 

                   À l'heure convenue, le moteur est en marche et la traversée débute.  J'indique aux deux touristes le trajet que doit parcourir la barge lorsque le bateau vient approvisionner le village une fois par année.  Le bateau de transport doit s'ancrer à trois kilomètres du vil­lage.  C'est la limite puisqu’en amont le chenal est impraticable pour ce genre de bateau.  Les matériaux sont rechargés sur des barges remorquées par des canots à moteur.  Les transports au village ne peuvent s'effectuer qu'à marée haute.

 

                   Quels que soient les touristes qui se présentent pour visiter la ferme des boeufs musqués, ils sont toujours surpris en apercevant les bêtes.  Ces gens sont tellement centrés à observer les bêtes qu'ils omettent de regarder autour d'eux.  Ce n'est que plusieurs minutes plus tard qu'ils réalisent vraiment l'ampleur du décor entourant la ferme.

 

                   Sa curiosité satisfaite, le ministre jette un long regard autour de lui pour prendre connaissance de l'environnement et me dit: «Doc, tu es bien chanceux de vivre ici, au grand air, pas de pollution industrielle, pas de bruit, pas de rue, pas de lumière rouge, m...que ça doit être reposant!

-     Ça, je dois vous l'avouer, c'est parfois très reposant, mais comme dans tous les champs d'action, nous traversons de temps en temps des périodes un peu plus difficiles.  Vous savez, on est souvent porté à penser que le champ du voisin est toujours plus vert que le nôtre.  Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je vais aller préparer le souper.  Vous pouvez visiter à votre guise, mais il est formellement défendu de pénétrer à l'intérieur des enclos; vous me rejoindrez à la maison d'en haut quand bon vous semblera.

-     Comment ça, préparer le souper?

-     Monsieur le ministre, je suis seul à habiter la maison et je peux vous garantir que vous conserverez votre poids.

-     Ah! cela on n'en doute pas, mais je suis un peu surpris de constater que c'est votre tâche de faire la cuisine aux visiteurs.

-     Comme je vous l'ai dit, je suis seul à habiter cette maison et quand je reçois des visi­teurs, je me fais un honneur de bien les recevoir; d'ailleurs, je ne suis pas obligé envers qui que ce soit ici.  Quand j'invite quelqu'un, c'est que je suis heureux de pouvoir partager, alors soyez bien à l'aise.''

 

                   Mes deux visiteurs s'installent chacun dans leur chambre pendant que je m'affaire à la préparation du repas  C'est à peine si j'ai le temps de peler les pommes de terre que la bouteille des petits remontants est déjà sur la table.  Je ne puis m'empêcher de sourire et le ministre me demande ce qu'il y a de drôle à mettre une bouteille sur la table.  «C'est que je viens de penser aux effets possibles du contenu.

-     Comment ça les effets possibles du contenu?

-     Eh bien, j'ai pensé qu'avant longtemps il va me demander où sont les toilettes et que moi je répondrai partout dehors sauf dans le fleuve ou les enclos, en pensant à la scène au camp de pêche en fin de semaine, mais soyez rassuré, nous avons tout à l'intérieur»..

 

                   Comme d’habitude, les petits remontants retardent toujours l’heure du repas et ça ne fait pas exception ici:  le repas de 18 h 00 est reporté à 21 h 00.

 

                   Le temps de renseigner mes visiteurs sur le projet des boeufs musqués, nous nous attablons.  Depuis mes débuts ici, c'est la première fois que des gens me demandent, sitôt le repas terminé, s'ils peuvent se coucher.  «Messieurs, vous avez vos chambres et je pense que vous prenez une sage décision. Au plaisir, à demain».  Quelques instants plus tard, je rends visite à l'Inuk qui travaille à la ferme et l'avise que nous profiterons de la marée de dix heures pour reconduire les visiteurs au village le lendemain.

 

                   L'heure de mon lever dépend du temps de l'année.  Le printemps, au temps des naissances, je me rends aux enclos dès 2 h 30 du matin, mais au début de septembre, comme aujourd'hui, j'aime bien déjeuner dès 6 h 00 pour être prêt à faire face à presque toutes les éventualités.

 

                   À 7 h 25, j'entends une porte de chambre s'ouvrir, l'ami du ministre s'amène dans la cuisine.  «Salut Doc, quelle bonne odeur de café, tu te lèves de bonne heure à ce que je vois!»  Ces quelques paroles ont suffi à faire ouvrir l'autre porte de chambre.  «Bonjour Doc, tu veux prendre un petit verre de remontant, ça va te faire du bien avant de déjeuner?

-     Ça fait déjà longtemps que j'ai déjeuné, mais ne te gêne pas pour te servir, tu déjeuneras quand tu voudras, sauf qu'il faudra être prêt pour la traversée à dix heures.»

 

                   Le temps de mettre un peu d'ordre dans les chambres à coucher, après le lavage de la vaisselle et le ménage dans la cuisine, c'est déjà l'heure du départ pour la traversée au village.  Les salutations d'usage sont engagées de part et d'autre et le canot s'éloigne du rivage avec les deux touristes à bord.  Cette fin de semaine de la fête du travail, planifiée pour aller à la recherche d'un territoire à boeufs musqués, restera toujours bien présente dans ma mémoire.  La région de Tasiujaq a été l'endroit choisi pour la majorité des libérations à partir de la ferme et aujourd'hui, la population maintient son rythme de croissance.

 

 


Les trois éclaireurs

 

                   Au retour de l'expédition de recherche de territoires à Tasiujak, j'avais la ferme conviction d'avoir trouvé l'endroit idéal pour mon projet.

 

                   Un matin de printemps, après la période des naissances, j'annonce à mon bouvier que le moment de la pré-libération est arrivé.  Nous allons envoyer trois jeunes éclaireurs de deux ans sur le territoire, dont un mâle et deux femelles.  Il est fou de joie, me donne la main et me félicite pour mon initiative. 

 

                   J'informe le représentant du gouvernement à Kuujjuaq de mon projet et lui demande de noliser un hélicoptère pouvant transporter trois boeufs musqués et quatre per­sonnes. Il me répond qu'il doit obtenir la permission du grand patron à Québec pour sortir des animaux de la ferme.  «Mon cher monsieur, je suis responsable des animaux ici et je veux un hélicoptère dans les plus brefs délais.

v     Dès que je pourrai communiquer avec le grand patron, je l'informerai de ta décision et te mettrai au courant de la sienne; pour le moment, il n'y aura pas d'hélicoptère.»  Je ferme la radio et dis à mon bouvier que je viens de parler à quelqu’un qui se prend pour un autre. 

 

                   Le lendemain avant-midi, le bouvier m'annonce qu'un message est arrivé au vil­lage pour confirmer mon projet et que l'hélicoptère sera ici dans deux jours.  C'est à mon tour d'être fou de joie.  Je lui demande d'en informer l'Inuk et de lui dire que nous aurons besoin de l'aide de son frère.

 

                   Une demi-heure avant l'arrivée de l'hélicoptère, je donne à mes trois jeunes bêtes, dont le poids est d'environ 90 kilogrammes chacun, une bonne dose de tranquillisant, car pour se rendre à quelques kilomètres au nord est de Tasiujaq, le voyage durera un peu plus d'une heure.  Pour nous faciliter la tâche du chargement dans l'hélicoptère et éviter des ruades inutiles, nous enroulons chacune des bêtes dans une bâche.

 

                   Durant tout le trajet, mon bouvier et les deux Inuit ont chacun la garde d'un ani­mal et, moi, je me promène d'un sujet à l'autre avec ma trousse d'urgence, de crainte d’en perdre un à ce stade.

 

                   Environ dix minutes avant de toucher le sol, non loin de l'endroit convenu et indiqué sur la carte topographique, le pilote m'annonce l'approche imminente d'une tempête de neige; il va falloir précipiter les événements.  «Très bien, dis-je, dès que nous serons à l'endroit désigné ou presque, on se posera le plus doucement possible.»

 

                   Quelle surprise de constater la violence du vent en ouvrant la porte de l'hélicop­tère et encore plus, la fraîcheur de l'endroit à comparer avec celle de la ferme!  C'est au pas de course que nous transportons les bêtes à vingt mètres environ de l'hélicoptère.  Les bâches sont enlevées et pendant que mes aides les transportent à l'appareil, je demeure auprès des trois jeunes et j’attends qu'ils se lèvent d'eux-mêmes.  «Doc, une tempête nous menace, il faut s'en aller à toute vitesse.»  Dans de telles circonstances, je n'ai pas le choix, il me faut obéir au pilote.  Tout en parlant à mes trois jeunes, je leur dis au revoir en les touchant sur la partie arrière et subitement, bien que très chancelants, ils se lèvent et se mettent à courir.  Ils sont partis mes éclaireurs, bonne chance mes amis.

 

                   Aussitôt en direction de la ferme, je m'approche du pilote et lui demande s'il peut revenir demain matin; il est important de savoir comment se comportent les jeunes aventu­riers.  Aucun problème si le temps le permet; présentement c'est la tempête, mais s'il fait beau demain, je reviendrai.

 

                   Durant la soirée, je me remémore un temps propice où, lors d'une tournée des villages des Baies d'Ungava, d'Hudson et de James pour la vaccination des chiens contre la rage, j'ai vécu une expérience que les voyageurs du Grand Nord n'apprécient pas trop.  Quand les chiens d'un village sont tous vaccinés, il ne reste qu'à se bercer en attendant l'avion pour le village suivant.  J'avoue en toute franchise que c'est agréable de pouvoir se bercer à l'occasion, mais se bercer pendant treize jours à cause d'une tempête qui paralyse tout le trafic est loin d'être agréable; tu deviens très agressif, bien malgré toi.  Un de mes bons amis, un biologiste, a déjà attendu vingt-neuf jours dans un petit village de l'Ungava; je trouve ça tout simplement héroïque.

 

                   Quand le pilote dit que présentement c'est la tempête et que nous verrons demain si le temps est propice, je ne me fais pas d'illusions sur le nombre de jours à attendre avant de revoir mes trois jeunes éclaireurs; d'ailleurs, c'est peut-être mieux ainsi, à la suite du stress causé par ce changement brusque qu'ils viennent de subir.

 

                   Ça fait toujours un peu mal d'abandonner des êtres que tu as, pour ainsi dire, mis au monde et réussi à garder en vie, grâce à de nombreux traitements contre les parasites intestinaux.  Les sentiments n'ont cependant pas leur place dans la poursuite d'un tel projet.  Ces trois jeunes, qui sont un peu comme mes petits, ont une mission à accomplir dans l'implantation du boeuf musqué au Québec et s'ils doivent y trouver la mort, ils auront con­tribué à l'avancement du projet.  Je dois avouer bien sincèrement qu'en mon for intérieur, je ressens malgré tout une certaine joie pour ces trois jeunes: ils viennent de franchir le mur d'une prison, c'est-à-dire nos enclos contaminés.  Ils sont maintenant libres.  Oui, libres d'aller où ils veulent, de choisir leur nourriture; il n'y a plus de clôture, les petits enclos para­sités n'existent plus, les médicaments et les injections sont choses du passé.  Maintenant, vous allez vivre et je vous dis au revoir.  Au plaisir de vous retrouver dans la toundra pour que je puisse noter le cheminement de votre mission.

 

                   Trois jours plus tard, le pilote m'informe que la tempête tire à sa fin et qu'il est prêt à partir à la recherche des trois jeunes.  «Merveilleux, je suis prêt, tu peux passer me prendre.»

 

                   Le temps de préparer un gros thermos de thé et d'emballer quelques biscuits que déjà l'hélicoptère est en vue.  Le pilote m'informe que le temps est clair à Tasiujaq et qu'il sera agréable d'entreprendre les recherches pour retrouver les jeunes boeufs musqués.

 

                   Pour bien nous orienter, nous décidons de survoler un quadrilatère de 32 kilomètres de large par 40 kilomètres de long, ayant pour centre l'endroit où nous avions débarqué les trois jeunes aventuriers.  Toutes les lignes de trajet, tant du nord au sud que de l'est à l'ouest, sont espacées d'un demi-kilomètre.

 

                   J'ai bien hâte de retrouver mes jeunes et, après une heure de recherche, je ressens une certaine angoisse; pourtant notre travail ne fait que débuter.  Les recherches sont vaines jusqu'à l'heure du dîner et comme il faut refaire le plein d'essence, nous nous rendons au village de Tasiujaq situé à quelques kilomètres.

 

                   Dès que des gens du village aperçoivent l'hélicoptère qui s'apprête à descendre, ils accourent pour être les premiers à connaître la raison de notre visite.  En débarquant de l'appareil, le représentant du gouvernement vient à notre rencontre.  «Salut Doc, quel bon vent t'amène chez nous?

-     Comme il m'arrive souvent, je viens faire le plein d'essence et t'emprunter quelques sandwiches.  Nous sommes présentement à la recherche de trois jeunes boeufs musqués que nous avons libérés à quelques kilomètres d'ici, au début de la semaine.

-     Vous les avez relâchés en pleine nature, ils sont complètement libres?

-     Oui, mon ami, ils sont libres jusqu'à leur mort et, si Dieu le veut, ils vont mourir de vieillesse.

-     Les gens du village vont être heureux d'apprendre cette bonne nouvelle.  Ils se sou­viennent de la marche que tu as faite avec un des leurs, à partir du camp de pêche jusqu'au village, quand tu recherchais un territoire de libération.

-     Quand tu leur annonceras la nouvelle, n'oublie pas de leur dire que si jamais ils les voient quelque part, de te renseigner sur l'endroit précis où ils sont rendus, car je veux noter leur déplacement.

-     Tu peux compter sur moi.

-     Merci.»

 

                   Notre arrêt au village est de courte durée; il faut mettre toutes les chances de notre côté et le temps presse avant le retour à la ferme.  En regagnant l'endroit que nous avions quitté pour nous rendre au village, où un gros rocher marquait notre point de repère, je dis au pilote que nous sommes à la veille de retrouver les trois jeunes, étant donné que le quadrilatère est à moitié survolé.  «Je te le souhaite, me dit-il, mais il est possible que les recherches soient vaines pour aujourd'hui.» Nous nous orientons donc sur la dernière ligne et nous poursuivons notre recherche.  À part quelques volées de lagopèdes des saules et quelques renards arctiques s'enfuyant à l'approche de l'hé­licoptère, aucun autre animal ne vient rompre la monotonie à l'intérieur de notre cabine pour le reste de l'après-midi.

 

                   L'espoir de revoir mes trois jeunes aujourd'hui s'est envolé et je fais signe au pilote de retourner en direction de la ferme.  Les pilotes d'aviation de la Baie d'Ungava par­courant le territoire plusieurs fois par semaine, je demande à mon pilote de bien vouloir noter les déplacements des trois jeunes boeufs et de m'en aviser, s'il les aperçoit.  Pourrait-il aussi informer ses confrères de la situation.  Ces renseignements me seront utiles dans l'étude du projet.  «Doc, les boeufs musqués sont une attraction captivante pour les gens d'ici et sois assuré de la collaboration de tous.»

 

                   De retour à la ferme, j'informe mon bouvier et l'Inuk qu'il a été impossible de retracer les trois jeunes et je leur fais part de la stratégie employée tout au cours de la journée.  «Ne t'inquiète pas, Doc, les Inuit vont les retracer plus vite qu'on pense, dit le bou­vier.

-     Je l'espère bien. Tout de même, j'étais bien convaincu de les revoir dès aujourd'hui.»

 

                   Les trois premiers mois suivant la libération, c'est toujours la même question que j'entends: «As-tu des nouvelles de tes boeufs? »  Les quatre autres mois, la question varie un peu: «T'as pas de nouvelles de tes boeufs? »  Enfin, les cinq derniers mois de l'année: «T'as jamais entendu parler de tes boeufs? »  De telles questions étaient normales, venant de mes amis, mais je n'ai jamais accepté le verdict venant de la haute direction: «Tes boeufs sont morts, tu ne les reverras plus! »        

 

                   Un certain après-midi, treize mois après la libération des jeunes, je reçois un message de Tasiujaq m'annonçant que trois boeufs musqués ont été vus et photographiés ensemble, au nord du village, de l'autre côté de la rivière.  Je suis au comble du bonheur et je m'empresse de communiquer la nouvelle à tous mes amis.  Mission accomplie pour mes jeunes.

 

                   Pendant treize mois, ces trois jeunes ont survécu. Le chemin est tout tracé pour entreprendre la deuxième étape, soit celle de la vraie libération, c'est-à-dire en relâcher un plus grand nombre pour en arriver à implanter l'espèce sur le territoire.

 

 


Une libération

 

                   Après l'exploit remarquable des trois jeunes éclaireurs, j'avais la ferme convic­tion que rien ne pourrait empêcher l'espèce de vivre et de se reproduire, en toute liberté, dans l'immense territoire de la toundra du Nouveau-Québec.

 

                   Pour l'avancement du projet, parfois l'été, parfois l'hiver, trente-neuf têtes sont relâchées dans la toundra québécoise, au nord ouest de la ferme, vers Tasiujaq, durant les quatre années subséquentes pour former un noyau de quarante-deux têtes, dont seize mâles et vingt-six femelles.  L'une des libérations est filmée pour les besoins de la télévision et c'est avec joie que je peux, encore aujourd'hui, revoir certaines scènes qui me font revivre un passé regretté.

 

                   Transporter des animaux par hélicoptère est une expérience agréable à vivre et très spectaculaire pour la télévision, mais combien dispendieuse. Par contre, accompagner des animaux non drogués vers des pâturages ensoleillés est non seulement très enrichissant pour l'homme et l'animal, mais aussi très économique par rapport à l'hélicoptère.

 

                   Comme les boeufs musqués sont des animaux qui vivent dans la toundra, au pays des Inuit, je me dis que ces gens doivent participer d'une manière active à leur libéra­tion pour mieux les connaître.  Les deux dernières libérations sont donc planifiées avec des Inuit du village de Kuujjuaq, à la suggestion de mon assistant-bouvier.

 

                   Le trajet à parcourir, de la ferme à l'endroit désigné pour recevoir les bêtes à l'ouest de Tasiujaq, représente environ 140 kilomètres à vol d'oiseau et, comme il faut tra­verser plusieurs rivières et certains lacs, nous devons obligatoirement voyager sur la neige et la glace avant la fonte du printemps.

                   Le matin du départ, lors de notre première expérience, deux traîneaux tirés par des motoneiges sont désignés pour le transport des bagages et pour fermer la marche des dix-sept boeufs musqués escortés par six autres motoneiges.

 

                   Le soleil est là, le vent souffle à peine, le thermomètre indique -18 oC et l'étincellement de la neige nous oblige à porter des verres fumés, indispensables pour se protéger la vue dans de telles conditions.  La seule ombre au tableau, si je puis me per­mettre de le dire, est la présence de mon patron qui ne connaît rien dans l'organisation d'une telle expédition, mais qui ne rate aucune occasion de se faire voir dans tout ce qui sort un peu de l'ordinaire.  Je n'ai pas le choix, il faut le supporter, cet administrateur, mais je sou­haite de tout coeur qu'il se rende compte qu'il n'est d'aucune utilité et que tous les membres de l'expédition souhaitent son départ avant la fin de la journée.  Cette randonnée est organisée avec des motoneiges pour amoindrir les dépenses, mais lui, il se paie un voyage en avion à partir de Québec pour nous voir à l'oeuvre dans notre organisation.

 

                   Après avoir rassemblé les dix-sept têtes dans un enclos, les conducteurs de motoneige se placent en deux rangées pour former un corridor allant de l'enclos jusqu'au fleuve où les animaux doivent entreprendre la traversée.

 

                   Quand tout le monde est en place, le bouvier essaie de faire sortir les animaux en groupe pour éviter l'affolement.  Cependant avec tout ce monde autour et le bruit causé simultanément par toutes ces motoneiges, il est normal que les bêtes restées presque à l'état sauvage dans les enclos éloignés de la ferme ressentent beaucoup de nervosité.

 

                   Le bouvier remarque, après une dizaine de minutes, que quatre sujets com­mencent à sortir de l'enclos et, voulant inciter un peu trop les autres à les suivre, un boeuf musqué prend panique, sort de l'enclos à toute vitesse, passe entre deux motoneiges et s'enfuit en direction de la maison de l'Inuk à quelque deux cents mètres plus loin.  L'impor­tant pour le moment est de le laisser faire à sa tête, mais de garder les autres groupés.  

 

                   Un Inuk fait alors un détour pour l'approcher par derrière afin de le ramener avec les autres.  Cependant, dès que l'animal se rend compte que la motoneige vient à lui, il part au grand galop et fonce directement à l'intérieur de l'enclos d'où il était sorti, entraînant les autres à sa suite.  Tout est à recommencer.

 

                   Après une heure de ce petit jeu, les bêtes acceptent enfin de s'aventurer sur les amoncellements de glace sur le fleuve.  J'en reparlerai dans un autre chapitre.  Elles sont si nerveuses qu'elles n'osent plus ni avancer ni reculer.  À ce moment, je demande qu'on leur laisse la paix et que tous se placent derrière elles pour éviter un retour vers l'enclos.  Nos bêtes semblent hésiter quelque peu puis finalement, elles se décident à avancer tranquille­ment, mais pas pour longtemps; elles s'arrêtent devant une longue crevasse.

 

                   À mon signal, l'assistant-bouvier vient me trouver; je lui dis: «Nous allons avoir de la difficulté à traverser à cause de la marée basse.

-     Doc, il est trop tard pour retourner, nous devons continuer.

-     Très bien, mais ne pressons rien, laissons les bêtes trouver elles-mêmes un passage, ce n'est pas le moment de les voir tomber dans une de ces crevasses.»

 

                   Deux Inuit font un long détour vers le sud pour aller se placer de l'autre côté de la crevasse et ainsi forcer les animaux à la longer vers le nord jusqu'à ce qu'un passage soit convenable.  Quelques mètres plus loin, la deuxième bête de tête décide subitement de sauter la crevasse; les autres la suivent à la course.  Quel spectacle de les voir sauter et arriver de l'autre côté de la crevasse tant bien que mal.  Malheur! En voici une qui rate son saut et disparaît.  J'ai envie de pleurer comme si je venais de perdre un enfant, mais ça ne dure qu'un instant et je me précipite pour essayer de la sauver.  J'ai peine à le croire, je retrouve ma pauvre bête debout sur un morceau de glace à l'intérieur d'une petite grotte, à un mètre et demi de la surface. Sans perdre de temps, un de mes compagnons descend dans le trou sans se méfier de l'animal, reçoit un bon coup de tête sur une jambe et profite de la situation pour le saisir par le cou et le soulever du devant le plus haut qu'il peut.  Pendant que mon assistant-bouvier saisit une patte, je saisis l'autre et nous le sortons du trou sans trop de difficulté.  Un peu désorienté, il regarde autour de lui et en apercevant les siens à une vingtaine de mètres plus loin, il les rejoint à toute vitesse.

 

                   Assis sur ma peau de caribou en arrière de la boîte du traîneau, je pense à la chance que nous avons eue. Cette pauvre bête aurait pu se fracturer une jambe et nous aurions été obligés de l'abattre, mais elle semble en bonne condition, à la voir courir sans même boiter.

 

                   Lors des marées basses, les crevasses sont nombreuses sur les deux rives du fleuve et il nous faudra user de prudence pour éviter d'autres mésaventures semblables.  Je demande donc à tous les conducteurs de motoneige de garder une assez bonne distance entre eux et les boeufs, pour diminuer le stress perpétuel causé par le bruit des moteurs et favoriser ainsi une démarche plus lente qui permettra de regarder avec plus d'at­tention les obstacles à franchir.  Je me permets de dire que les paliers de glace sont plutôt rares dans les crevasses et que normalement, c'est la descente directe à l'eau glacée où les chances de survie sont plutôt minces.

 

                   À regarder aller les dix-sept têtes qui avancent lentement, c'est tout un contraste avec leur comportement du début.  Nous sommes maintenant rendus au milieu du fleuve et nous aurons encore les mêmes obstacles en atteignant la rive opposée, surtout que la marée continue à descendre.

                   Il ne reste que cinquante mètres avant d'atteindre l'autre rive et les bêtes s'immo­bilisent en se pressant les unes contre les autres, comme si un danger les guettait.  Les con­ducteurs de motoneige s'arrêtent et attendent mes recommandations.  Comme j'aime rester en arrière pour tout observer, je fais signe à mon assistant-bouvier de venir à moi.  «Nous allons attendre que les bêtes bougent les premières et selon la direction...»  Je n'ai pas le temps de terminer qu'elles sont déjà en marche vers la bonne direction.  Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est de continuer comme avant, vu que tout allait bien.

 

                   Je ne veux pas me réjouir trop vite, mais de la manière dont tout se déroule, j'ai bon espoir d'atteindre la terre ferme sans autres inconvénients.  Les bêtes semblent en con­fiance, leur nervosité a disparu.  Elles n'ont pas l'habitude de traverser de tels amas de glace et c'est toute une expérience qu'elles vivent en ce moment; nous aussi, d'ailleurs, qui les observons.

 

                   Ne voyant plus d'obstacles devant elles, c'est au grand galop que les dix-sept têtes franchissent les derniers mètres avant de gagner un terrain qui leur paraît plus naturel.  Juste à regarder le visage de mes compagnons, il est facile d'y lire un grand soulagement et de constater qu'ils sont aussi heureux que moi.  Nous venons de franchir le pire obstacle de notre grande randonnée.

 

                   Bien qu'éloignés encore de quelques kilomètres de la ligne que délimite la zone des arbres entre la taïga et la toundra, nous voyons quand même de vastes champs à basse végétation, entre certains lieux boisés d'épinettes noires où s'accumule davantage la neige.  Comme les boeufs musqués sont des animaux bas sur pattes et qu'ils éprouvent de la diffi­culté à marcher dans les endroits recouverts de neige épaisse, nous devons les guider pour qu'ils empruntent les champs où la neige est balayée par les grands vents boréaux.

                   Vers midi, nous sommes rendus à trois kilomètres au nord de Kuujjuaq et déci­dons d'arrêter pour manger.  Quelques galettes de foin sont distribuées ici et là sur le terrain, ce qui permet de retenir les bêtes pendant notre repas.  Autant le vin est populaire en France, autant le thé est apprécié des Inuit, et une grande bouilloire est suspendue au-dessus du feu pour faire bouillir l'eau pour le thé.  La banique traditionnelle des Inuit, galette faite de farine, d'eau et de sel, est servie avec des viandes froides que tous dévorent avec grand appétit. 

 

                   Le repas terminé, mon patron m'informe de son intention de retourner à la ferme, car tout semble maintenant se dérouler sans inconvénients.  Je lui réponds que c'est une très bonne décision, qu'il n'a pas à s'inquiéter de nous et lui souhaite un bon retour.

 

                   Quelques bêtes ayant terminé leur repas commencent à s'éloigner du groupe; c'est pour nous le signal du départ.  Un des Inuit bat la marche pour inviter les animaux à suivre sa trace, tandis que les autres suivent sur les côtés tout en ne pressant pas les bêtes, car la route est longue et il faut éviter la fatigue.

 

                   Je pense que ces nobles bêtes ont compris notre intention, car durant tout l'après-midi, elles suivent la trace en file indienne, sauf en de rares occasions, ce qui est tout à fait normal; d'ailleurs nous profitons de ces écarts pour leur donner un temps de repos.

 

                   Le soleil baisse à l'horizon et le temps est venu de faire halte pour la nuit.  Nous cherchons un endroit propice pour nourrir les bêtes où elles pourront passer la nuit en toute tranquillité; du moins c'est ce que nous espérons.  À notre tour de trouver un emplacement pour monter la tente et nous installer pour un repas bien mérité.

 

                   Pendant ce temps, mon assistant-bouvier discute bien sérieusement avec trois des Inuit; serait-ce que quelque chose ne fonctionne pas bien?  Une fois la tente montée pour la nuit, mon compagnon m'informe du sujet de leur conversation.  «Doc, nous n'avons parcouru qu'une trentaine de kilomètres, nous pensons qu'il est inutile de rester tous ici pour la nuit et que certains devraient aller se reposer chez eux pour être en meilleure forme demain.  Quelqu'un va retourner à la ferme avec toi et demain, vous pourrez nous rapporter de la nourriture et une autre réserve d'essence.»  Deux des Inuit retournent à Kuujjuaq qui n'est qu'à quelques kilomètres d'ici.  Comme j'ai une grande confiance en mon assistant-bouvier, je lui dis que c'est avec plaisir que je retourne à la ferme et que, tôt demain matin, je rapporterai le nécessaire.

 

                   Le retour à la ferme m'est agréable, bien que j'aurais aimé rester auprès de mes boeufs, mais il faut faire confiance aux Inuit qui commencent, pour ainsi dire, leur première expérience de vie avec ces magnifiques bêtes, sauf pour celui qui habite avec nous à la ferme.  L'idée d'en renvoyer quelques-uns pour la nuit et de ne rester qu'avec mon assistant-bouvier a été exprimée par l'un d'eux; ils veulent prouver qu'ils sont aptes à remplir certaines tâches et intéressés à participer à notre projet.  Dès mon retour à la ferme, j'apprends que mon patron a eu l'heureuse initiative de se rendre au village et de prendre l'avion pour Québec où son travail d'administrateur sera plus efficace.

 

                   Or, quand j'ai dit à mon assistant-bouvier que je reviendrais tôt le lendemain matin, c'est que j'étais convaincu que les jeunes bêtes commenceraient à errer bien avant le lever des gardiens, car très souvent, lors de mes observations à la ferme, j'ai remarqué que les boeufs se promenaient même avant le début de l'aurore; ainsi, je voulais arriver assez tôt pour ne pas manquer le départ du lendemain.

 

                   Quand je suis obsédé par une idée, je dors à peine et ce matin, je suis prêt à par­tir un peu avant le lever du soleil, mais il me faut attendre mon compagnon de motoneige pour transporter les provisions.  Après une heure d'attente, je ressens une curieuse sensation.  Ce n'est pas le temps d'être malade et pourtant c'est bien mon cas; plus le temps passe, plus ça va mal.  Je suis aux prises avec une poussée de fièvre. Adieu les boeufs pour aujourd'hui!

 

                   Cette journée de maladie me fait réfléchir à l'utilité de ma présence pour recon­duire les boeufs avec les autres dans leur nouvel habitat, ne serait-ce que pour observer leur comportement.  Mon assistant-bouvier et les Inuit savent qu'il faut leur donner des temps de repos, à intervalles réguliers, et leur permettre de manger un peu de neige pour compenser le manque d'eau durant l'hiver.  Mon compagnon de motoneige va les rejoindre avec la nour­riture et la réserve d'essence.

 

                   Vers la fin de l'après-midi, étant assez bien pour me lever, manger et rester debout, je m'installe à la grande table de la cuisine avec une carte topographique de la région, et j’y indique le trajet parcouru au cours de la journée précédente.  Bien que concentré sur mon travail, je ne puis faire autrement que penser à mes amis qui guident les boeufs vers Tasiujaq et, laissant mon travail de côté, je me promène devant les grandes fenêtres avant de la maison, d'où la vue couvre plusieurs kilomètres sur le fleuve et le flanc de la colline de la rive opposée, sise à 2,4 kilomètres face à la ferme.

 

                   Durant la période estivale, les visiteurs qui ne peuvent se payer le luxe de l'héli­coptère voyagent en canot et descendent le fleuve à partir du village pour parvenir à la ferme, mais lorsque les glaces recouvrent ce majestueux cours d'eau, les gens arrivent presque directement face à nous en dévalant le flanc de l'immense colline.

 

                   De l'une des fenêtres, je remarque qu'une motoneige descend la colline dans notre direction et, instinctivement, j'ajuste mes jumelles pour essayer d'identifier le person­nage solitaire.  C'est peut-être un Inuk qui va à la chasse ou à la pêche sous la glace du grand lac en arrière de la ferme, mais pour le moment, il est impossible de reconnaître qui que ce soit.  Dès que la motoneige fait son apparition aux abords du fleuve, il me semble recon­naître mon compagnon parti seul ce matin pour rejoindre mon assistant-bouvier et les Inuit qui accompagnent les boeufs.  Une fois les amas de glace franchis, c'est une certitude, c'est bien mon compagnon qui revient seul, mais pourquoi? «Salut Doc, j'ai une bonne nouvelle à t'annoncer.  Presque en partant ce matin, nous avons rencontré le sentier d'hiver tracé par les Inuit entre Kuujjuaq et Tasiujaq et, par la suite, tout a été facile pour guider les boeufs. La marche sur un tel sentier, presque aussi large qu'une route de campagne et où la neige est bien durcie, était même reposante pour les bêtes, Elles ne passaient pas leur temps à s'enfon­cer dans la neige molle et à s'épuiser pour avancer.

-     Mon ami, le sentier était prévu pour le parcours, mais moi je veux savoir où les autres sont présentement rendus avec les boeufs, et où ils pensent camper pour ce soir.

-     Après avoir dépassé le lac Gabriel, comme les boeufs suivaient facilement le sentier en direction du lac Diana, il a été décidé de laisser les boeufs continuer seuls et j'ai rap­porté la tente, elle est dans le traîneau.  Ton assistant-bouvier est retourné au village de Kuujjuaq avec les Inuit et il te fait dire de ne pas t'inquiéter.

-     Très bien, il n'y a rien à faire pour le moment et demain, je verrai mon assistant-bou­vier.»

 

                   Je ne m'attendais pas du tout à une telle nouvelle et, comme je suis bien las, je retourne me coucher.  Étendu sur mon lit, j'essaie de comprendre quelque chose à leur déci­sion.  Selon moi, si les boeufs vont dans la bonne direction, c'est qu'il y a quelqu'un derrière eux qui les y oblige, mais maintenant qu'il n'y a personne, qu'ils sont laissés à eux-mêmes, ils vont certainement errer aux alentours en quête de nourriture, et au diable la route à suivre, car à ma connaissance, ils n'ont pas de route à suivre; ils errent selon leur instinct.

 

                   Souvent, dans la vie, il n'y a rien de mieux qu'un bon et long repos et une bonne nuit de sommeil pour reprendre ses forces et, ce matin, je me sens en pleine forme.  Pendant que l'eau chauffe pour le thé, je réalise que le bon vieux proverbe qui dit que la nuit porte conseil n'est jamais aussi vrai.

 

                   Je n'accepte pas du tout qu'on me dise que les boeufs vont continuer seuls dans la bonne direction; je suis même convaincu du contraire.  Par contre, ce matin je suis d'ac­cord avec eux pour tenter l'expérience de les abandonner où ils se trouvent présentement, quitte à intervenir s'ils veulent revenir sur leurs pas.

 

                   Par trois fois, au cours de l'avant-midi, j'essaie de rejoindre mon assistant-bou­vier au village, mais sans succès; ce n'est qu'au début de l'après-midi qu'il revient à la ferme.  Enfin, je vais en savoir davantage sur leur décision.

 

                   Comme à l'habitude, il m'aborde avec son joli sourire et me donne la même explication que celle apprise hier, sauf qu'il termine en mentionnant que les boeufs peuvent continuer à cheminer tel que prévu, mais également qu'ils peuvent prendre une tout autre direction, ou tout simplement se dénicher un coin de territoire dans les alentours, tellement les sources d'eau sont nombreuses.

 

                   C'est à mon tour de le regarder en souriant et comme j'hésite à prendre la parole, il me demande si je suis d'accord avec cette décision prise en consultation avec les Inuit.  Dans les circonstances, je n'ai pas grand choix, puisque les boeufs se sont probablement éloignés du sentier, après toutes ces heures où ils ont été laissés à eux-mêmes.  Je lui souligne cepen­dant, mais de façon amicale, mon désappointement et le mets en garde contre la possibilité d'un retour des bêtes en direction du village ou de la ferme.  Le repas du soir fut accom­pagné d'un premier toast à la santé des boeufs et, faut bien le dire, d'un second toast à notre santé personnelle.

 

                   Au cours de l'hiver suivant, le jeune troupeau a été aperçu à quelques kilomètres de l'endroit où nous l'avions abandonné.  Par la suite, les Inuit ont toujours revu les boeufs à peu près dans le même territoire, c'est-à-dire près du grand lac Diana, et ils nous ont infor­més de la présence de nouveau-nés à chaque printemps.  Sur les quarante-deux têtes libérées au cours du projet, nous en avons inventorié cent quarante-deux quelques années plus tard, dont quarante-deux réparties en deux petits troupeaux dans ce même territoire et un troupeau de cent têtes, dans la région proprement dite de Tasiujaq.  Les Inuit sont heureux et moi de même.

 

 


Les dangers de parcours

Première partie

 

                   Quitter la grande ville, avec ses rues et ses trottoirs, pour aller vivre au milieu des champs avec des animaux à apprivoiser exige un bon état de santé, une certaine habileté des mouvements et de l'endurance au travail.  De même, troquer le confort de l'automobile pour la marche, le canot, la motoneige,  l'hélicoptère et les petits avions de relais exige de la confiance en soi et une certaine audace, c'est-à-dire qu'il ne faut pas craindre de foncer pour atteindre un but.

 

                   Quand je pense à tous ces voyages en motoneige sur les glaces crevassées du fleuve et à travers les champs de la toundra, à toutes ces traversées en canot sur le fleuve en furie et à certains voyages en avion, comme celui entrepris de Kuujjuaq à Povungnituk lors de la recherche de territoires favorables à la libération, je sens qu'il a fallu beaucoup d'audace et je ressens parfois de la nostalgie.  C'est avec ardeur que je recommencerais à nouveau cette merveilleuse aventure, même parsemée de tous ses dangers.  Je souhaiterais toutefois la répéter sans avoir à subir les contrôles de la part de certains incompétents de l'État qui ont été très nuisibles au cheminement du projet.             

 

                   Un soir de janvier, par un froid de -45 oC et un ciel passablement couvert, je quitte le village de Kuujjuaq en compagnie de mon bouvier et d'une famille esquimaude qui comptait cinq enfants, dont un jeune bébé de quinze jours, pour me rendre à la ferme de l'autre côté du fleuve.

 

                   Comme d'habitude, je m'installe à genoux sur une peau de caribou à l'arrière du grand traîneau, les mains appuyées sur les coins de la boîte de bois contenant tous les bagages.

 

                   À peine le temps de parcourir quelques dizaines de mètres que le vent s'élève avec force, soulevant la neige en un immense écran qui nous bloque presque toute la vue.  Nous suivons tant bien que mal la motoneige de l'Inuk pour un certain temps, mais parvenus sur la colline surplombant le village, nous ne voyons plus sa lumière.  Cinq minutes passent, mon bouvier s'arrête, éteint le moteur et me demande de prêter l'oreille; aucun son de l'autre moteur.  Nous tournons en rond depuis quelques minutes et il ne sert à rien de vouloir con­tinuer.  Nous devons essayer de retourner au village.

 

                   Bien emmitouflés et assis le dos au vent l'un à côté de l'autre sur le siège de la motoneige, nous sommes tous les deux bien songeurs, car aucune lueur de lumière n'est en vue, aucun bruit de moteur n'est perçu; seul le sifflement du vent se fait entendre.

 

                   Mon bouvier propose d'attendre encore quelques minutes dans l'espoir que l'Inuk et sa famille reviennent vers nous, car il est presque impossible de vouloir traverser le fleuve de nuit par une telle tempête; d'ailleurs l'Inuk doit avoir le même problème et poser le même geste que nous.

 

                   Après un certain temps, nous entendons un bruit de plus en plus accentué et finalement, nous apercevons la lumière d'une motoneige.  À notre grand soulagement, c'est bien l'Inuk qui s'amène.  Quinze minutes plus tard, à la faveur d'une brève accalmie, nous entrevoyons dans le firmament les lueurs du village; c'est tout ce que nous attendions, le chemin à suivre.

 

                   Dès les abords du village, le calme règne à nouveau; nous sommes tous hors de danger.  Je suis surtout heureux pour la famille qui nous accompagne, car la maman porte dans son capuchon arrière son jeune bébé de quinze jours.  L'Inuk se dirige directement vers sa demeure et nous, vers la maison du gouvernement où nous passons la nuit.

 

                   Le lendemain après-midi, la tempête ayant diminué d'intensité, mon bouvier se rend chez l'Inuk pour s'informer de l'heure possible du départ.  Quand tu visites quelqu'un dans ce pays, tu dois t'attendre à te faire offrir une tasse de thé et à causer avec tes hôtes.  C'est exactement la raison pour laquelle mon bouvier ne revient qu'au bout d'une heure et m'annonce que le départ s'effectuera vers les dix-neuf heures, si le temps continue à s'améliorer.

 

                   Nous sommes à la cafétéria du gouvernement et, tel que prévu, nous partons de nouveau en direction de la ferme.  Le thermomètre indique - 35 oC , les vents sont à 20 km/h et le ciel est complètement couvert; c'est la grande noirceur nordique amoindrie par la blancheur de la neige.

 

                   Une demi-heure de trajet nous amène au bord du fleuve.  Il nous faut trouver un passage entre les amoncellements de glace formés par la marée basse.  À marée haute, la glace forme une couche assez uniforme sur le fleuve, mais lorsque la marée descend, la glace s'arrête sur les grosses roches répandues un peu partout et s'ouvre tranquillement en immenses morceaux au fur et à mesure que l'eau continue à descendre tout autour des roches, formant ainsi d'immenses crevasses longitudinales à la rive.  À -35 oC, il faut éviter les bains au fond des crevasses.  Ce phénomène se rencontre sur les deux côtés du fleuve et nous oblige à faire de nombreux détours avant d'atteindre le plat au milieu du fleuve.

 

                   Au-dessus d'une grosse roche atteignant presque le niveau de l'eau à marée haute et assez effilée à sa partie supérieure, la couche de glace est parfois très fragile, puisqu’elle n'a pas le temps de s'épaissir entre les marées.  Ces endroits ne sont décelables qu'à la fonte du printemps, lorsque nous voyons apparaître des ronds d'eau claire un peu partout, mais au cours de l'hiver, on ne peut les distinguer et ils sont extrêmement dangereux.

 

                   Une fois rendus de l'autre côté du fleuve et après avoir traversé les deux tiers des amoncellements de glace, l'Inuk oblique vers la droite pour se diriger vers sa demeure et nous, vers la gauche.  Dès que l'Inuk disparaît de notre vue, la boîte de notre traîneau reste coincée entre deux morceaux de glace et empêche automatiquement la motoneige d'avancer; elle reste appuyée sur les deux crêtes d'une crevasse.  Tout bonnement mon bouvier met un pied sur l'une des crêtes, jette un regard en arrière et attend que je déplace l'arrière du traîneau pour pouvoir avancer.  La lourdeur des bagages et la manière dont la boîte est coin­cée m'obligent à mettre un genou sur la neige pour mieux forcer, afin de dégager la charge.  Sitôt l'arrière du traîneau déplacé d'environ trente-cinq centimètres vers la gauche, la motoneige l'entraîne rapidement à sa suite de l'autre côté de la crevasse et le bouvier arrête à quelque vingt mètres, ce qui me surprend un peu, car normalement il ne fait que trois ou quatre mètres une fois l'obstacle dépassé.

 

                   À mon tour de me lever, de traverser la crevasse et d'aller m'installer de nouveau sur ma peau de caribou à l'arrière du traîneau, me dis-je.  Je me lève, traverse la crevasse et je marche probablement la distance de six pas et, instinctivement, dès que je me sens partir dans le vide, je lève les deux coudes à l'horizontale de chaque côté de mon corps dans l'espoir qu'ils s'accrochent à la glace au passage.  Quand le bouvier constate que je franchis la crevasse sans trop de difficulté, il se retourne pour ajuster la motoneige et ne se rend pas compte que je disparais à travers la glace.

 

                   En disparaissant dans le vide, je ressens une douleur vive au niveau de l'épaule droite et je réalise que je suis coincé.  Mon corps n'est pas dans l'eau, je bouge le pied droit et me rends compte également qu'il n'y a pas d'eau à ce niveau.  Je ne puis dire si c'est la peur ou la nervosité, mais je crie de toutes mes forces le nom du bouvier.  Chose curieuse, tout en criant, j'entends mon bouvier qui fait de même vers moi et je l'entends s'approcher.  Dès qu'il voit le trou, il se penche et, à bout de bras, il saisit la main gauche qui est restée à la verticale vers le haut quand je suis passé dans le trou.  «Doc, je ne peux te soulever, je cours chercher la corde et le réflecteur.

-     Fais vite, car je vais m'évanouir.»

 

                   Quelques secondes lui suffisent pour aller à la motoneige et revenir avec la corde et le réflecteur que nous apportons toujours lors de nos traversées au village.  En éclairant dans le trou, il constate que mon pied gauche repose sur une roche et qu'il y a suffisamment d'espace pour laisser descendre la corde.  «Doc, essaie avec ta main droite qui est pendante de pousser la corde pour la faire passer entre tes deux jambes pendant que je vais chercher le crochet dans la boîte du traîneau.»  En peu de temps, la corde descendue en avant est remontée par derrière et, dès que je constate que je suis bien à califourchon sur la corde et que mon bouvier commence à tirer pour me remonter, je me sens sauvé et je perds con­science pendant quelques secondes.  Revenu à moi, je me rends compte que mon com­pagnon me tient fermement par le bras gauche et me sort du trou.  Cependant, mon épaule droite me faisant atrocement mal, je m'évanouis une seconde fois.

 

                   Dès que je reprends conscience, j'informe mon compagnon que mon bras droit est en mauvais état et que j'ai beaucoup de douleur à l'épaule.  «Je vais t'aider à embarquer sur le traîneau, nous sommes presque rendus à la maison.»  Je m'assieds sur la peau de cari­bou du mieux que je peux et nous partons.  Sur les quelque cent quarante mètres qu'il nous reste à parcourir, je perds conscience deux autres fois en tombant du traîneau.

                   Enfin la chaleur de la maison me réconforte et, assis sur une chaise, je me remémore toute la scène et je remercie bien sincèrement mon Créateur d'avoir donné la force à mon compagnon de me sauver.

 

                   Pendant que l'épouse du bouvier prépare le thé, ce dernier m'aide du mieux qu'il peut à me dévêtir.  En enlevant ma chemise, nous restons tous bouche bée: l'hémorragie causée par la déchirure des muscles avant de l'épaule a envahi tout mon côté droit à partir de l'épaule; je descends mon pantalon et je remarque que l'hémorragie sous-cutanée semble s'arrêter au milieu de la cuisse pour le moment.  À la demande du bouvier, je m'installe pour la nuit dans une de ses chambres à coucher.  Pour la première fois de ma vie, j'ai hâte que la nuit se termine, car la douleur m'empêche de dormir.

 

                   Dès l'ouverture des communications, à huit heures le lendemain, je tente, par radio, de parler au médecin à l'hôpital du village.  Mauvaise nouvelle, il est parti visiter les villages de la Baie d'Ungava et il ne revient pas avant une semaine.  Une heure plus tard, mon bouvier m'informe que le trou circulaire au-dessus de la roche où je suis disparu est déjà tout en glace et qu'il est impossible de retrouver l'endroit. 

 

                   Deux longues journées passent et je réalise qu'il me faut aller à l'hôpital pour des traitements, car le dessous de mon bras dégage une odeur nauséabonde.  «Justement, me dit le bouvier, je dois traverser pour conduire le jeune bébé de l'Inuk à l'hôpital; nous partons dans une heure.»

 

                   Le ciel est clair, le vent presque nul, et le soleil nous réchauffe.  C'est le temps idéal pour transporter un éclopé. De nouveau agenouillé sur la peau de caribou à l'arrière du traîneau, j'observe le jeune bébé bien enveloppé, placé tout près de moi dans la partie arrière de la boîte.  Aucun inconvénient pour la traversée du fleuve, mais à l'approche d'une grande côte qu'il nous faut gravir en contournant son flanc, je demande au bouvier de ne pas faire de vitesse, car mon seul bras disponible sert à protéger le bébé.

 

                   Durant toutes mes années passées au pays des neiges, je ne me souviens pas d'avoir vu quelqu'un se promener à basse vitesse en motoneige; on aime battre les records de parcours. Comme de fait, plus on avance sur le flanc, plus la vitesse augmente et je deviens craintif et très inquiet.  Au milieu de la côte, nous butons contre une pierre; le traîneau se met à pencher, je saisis le bébé avec ma main gauche, le serre contre moi et j'appuie le bras droit contre mon corps pour le protéger, mais nous voici tous les deux roulant de côté sur le flanc de la montagne.  Nous faisons une douzaine de tours avant de nous immobiliser et le bébé commence à pleurer.  Au même moment, le bouvier jette un coup d'oeil en arrière pour vérifier si tout est normal.  En peu de temps, la motoneige est près de nous et mon bouvier est mal à l'aise.  Il prend le bébé qui pleure.  Je me relève, je m'installe sur ma peau de cari­bou et je lui demande d'aller moins vite, car mon épaule me fait terriblement souffrir; de plus, nous devons conduire le bébé malade à l'hôpital.

 

                   Pendant notre traversée, l'épouse du bouvier avait prévenu l'infirmière en charge de l'hôpital de notre arrivée et lui avait fait part de mon aventure.  La motoneige n'est pas encore arrêtée que deux infirmières chaudement habillées sortent à notre rencontre; l'une prend le bébé et l'autre veut m'aider à marcher.  «Merci pour tout cet empressement à mon égard ma chère amie, je ne suis pas fort, mais je peux marcher seul, cependant tu serais bien aimable de m'ouvrir la porte.»

 

                   Ma chemise n'est pas encore enlevée que mon visage blafard rougit tellement je suis gêné par l'odeur qui se dégage de mon corps.  En voyant la couleur de ma peau, les deux infirmières restent stupéfaites pour quelques instants et s'empressent de me donner les traitements appropriés.  Il était temps.  Le lendemain avant-midi, je prends l'avion pour Québec et, après quelques jours de repos, je retourne au travail.

 

                   Quelques années plus tard, le chirurgien qui m'opère pour la vésicule biliaire remarque mon épaule et me demande ce qui m'est arrivé.  Je lui raconte mon aventure et il me dit qu'il aurait été possible, tout de suite après l'accident, de replacer les muscles, mais que maintenant il est trop tard.  «Merci quand même, docteur.»


Deuxième partie

 

                   Deux ans presque jour pour jour après mon passage à travers la glace, monsieur le ministre me demande d'accompagner à la ferme un visiteur venu de la France, lequel a pour mission de rédiger un certain travail sur les boeufs musqués.  Sous un soleil radieux, nous arrivons à Kuujjuaq à 10 h 30.  Après les salutations d'usage avec le représentant du gouvernement, nous nous dirigeons à la maison du Québec pour organiser le transport à la ferme.

 

                   Sur l'heure du midi, l'assistant-bouvier m'informe qu'il arrivera à 14 h 00 avec la motoneige et le traîneau.  Deux Inuit du village vont nous accompagner avec leur motoneige.

 

                   Lors du chargement des bagages, deux infirmières viennent nous saluer et nous souhaiter un bon voyage.  L'une d'elles demande au Français s'il a l'intention de traverser avec nous.  «Certainement mademoiselle, le voyage est organisé pour moi.

-     Comment vas-tu t'habiller pour traverser à la ferme? 

-     Tel que je suis présentement; j'ai un bon manteau et de bonnes mitaines. 

-     Mais tu vas geler tout en vie par un froid pareil, c'est - 35 oC et, avec des vents de 80 km/h, tu ne résisteras pas.  Ce n'est pas la France ici, on va t'habiller conve­nablement.»

 

                   Comme la glace n'est pas encore prise en face de la ferme, nous devons remonter le fleuve et faire un détour d'environ 40 kilomètres.  Le Français accompagne l'un des Inuit et moi, je fais une nouvelle expérience.  Mon assistant-bouvier a emprunté une sorte de petit traîneau à deux patins ressemblant à une carriole.  Dès que nous nous engageons dans la toundra à la sortie du village, mes ennuis commencent: la carriole est trop haute, les patins sont trop courts et je me demande si je vais basculer à droite ou à gauche, tellement le ter­rain est cahoteux. 

 

                   Enfin, après huit kilomètres, nous nous engageons sur la glace du fleuve et ma nervosité s'estompe peu à peu.  Après cinq minutes, il faut nous arrêter, car une pièce de la motoneige se détache.  Pendant que l'assistant-bouvier fait la réparation, je remarque que les deux Inuit continuent leur chemin et qu'ils passent tout près d'un immense trou encore à l'eau claire.  Je commence à me poser des questions et je fais remarquer à mon compagnon que je n'ai pas apporté mon costume de bain.  Il me regarde de travers et me dit: «Nous allons passer par là, car c'est l'endroit le plus sûr.  Les Inuit passent les premiers pour nous indiquer le chemin.  Il faut leur faire confiance, ils connaissent leur pays.

-     Je me fie à eux, mais je ne me fie pas à ta m... carriole.  Je vais me casser le cou avant d'arriver.»

 

                   La réparation terminée, je m'installe à nouveau dans cette espèce de véhicule qui me fait horreur.  Tout le long de la limite de l'eau claire, la glace est lisse comme un miroir et nous filons à vive allure.  Au même instant où mon compagnon oblique légèrement vers la gauche pour s'éloigner un peu de l'eau claire, l'attache qui relie le timon de la carriole à la motoneige tombe sur la glace et me voici parti sur la droite, bien aligné vers cette eau gla­ciale qui m'attend bien calmement.  J'ai des frissons qui me glacent le sang dans tout le corps et je suis figé par la peur.  Je sais que plus j'avance, plus la glace devient mince.  Pour la énième fois, j'offre mon âme à Dieu, mais comme toujours, il la refuse.  Au même moment où je pense à Lui, le timon pénètre dans la glace et c'est l'arrêt instantané de la carriole.  Merci mon Dieu!  Miracle!

 

                   Quand on voyage en motoneige, on ne passe pas son temps à regarder en arrière et surtout pas lorsque le chemin est sans obstacles.  En ce moment, mon compagnon file à toute allure.  Cinq minutes s'écoulent avant que le conducteur se retourne pour constater que la carriole et le Doc se sont évaporés.

 

                   Mon assistant-bouvier est un type extraordinaire dans ces circonstances: il reste toujours bien calme et son sourire est réconfortant.  Justement, il s'approche tout souriant et me dit: «Comme tu vois, Doc, tu as bien fait de laisser ton costume de bain chez toi, tu n'aurais pas eu le temps de le mettre.»  Quelques minutes plus tard, même après lui avoir demandé d'aller moins vite, il file à toute vitesse, comme d'habitude, car il n'aime pas rester en arrière des autres.  Il a sa fierté à protéger.

 

                   Les deux Inuit et le Français ont dû s'arrêter en plein milieu du fleuve où les vents sont les plus violents.  Le carburateur d'une des motoneiges ne fonctionne plus et il faut le démonter.  Il ne faut pas perdre de pièces et pour ce faire, une peau de caribou est étendue, le poil tourné vers la glace .  Un Inuk s'y agenouille le dos au vent pour la répara­tion et nous formons un demi-cercle autour de lui avec d'autres peaux de caribou pour le protéger également du vent.  Je suis tout simplement fasciné devant le spectacle de cet homme qui travaille les mains nues par un froid sibérien; il n'a pas le choix, il doit réparer le carburateur pour continuer sa route.  Après trente minutes, il met le dernier boulon en place et se met à rire.  Nous l'accompagnons de bon coeur, d'autant plus que personne n'a pro­noncé un seul mot durant toute la réparation, même en voyant ses doigts bleuir.  Quand l'Inuk se met à rire, après avoir placé le dernier boulon, il est convaincu de la réussite, sinon il aurait attendu de l'installer sur la motoneige.  Le soleil est disparu à l'horizon et il nous reste les trois quarts du chemin à parcourir.

 

                   Au niveau de Kuujjuaq se situe la limite des arbres, c'est-à-dire la ligne qui sépare la taïga de la toundra.  Or, en remontant le long du fleuve pour pouvoir le traverser, nous allons vers le sud, autrement dit vers la taïga.  Ainsi, en atteignant la rive opposée, nous pénétrons dans la taïga pour le reste du voyage, sauf pour six kilomètres que nous ferons sur un lac.

 

                   La température est froide, le vent augmente et la neige commence à nous aveugler.  Pour le Français qui entreprend un premier voyage à la Baie d'Ungava, c'est une initiation dont il se souviendra longtemps. Il ne doit sûrement pas regretter le geste posé par les infirmières.

 

                   Pendant les quinze premières minutes dans la taïga, nous suivons d'assez près les deux Inuit avec le Français, mais maintenant, nous sommes seuls en arrière à cause de cette carriole qui n'a nullement sa place dans de telles randonnées.

 

                   Finalement, nous atteignons le lac et mon compagnon décide de s'arrêter.  «Mon cher docteur, tu peux te vanter d'être le premier à te promener ici, en «Cadillac», profite bien de tout son confort. 

-     Assez de balivernes, que faisons-nous? 

-     Je ne vois pas leurs pistes.  Nous allons dépasser l'île et attendre une dizaine de minutes.»

 

                   Le temps passe et aucune lumière n'est en vue sur le lac.  Nous décidons de nous rendre jusqu'à l'endroit où le sentier débute pour aller à la ferme.  Aucune trace de motoneige. D'un commun accord, nous décidons de retourner au point d'entrée sur le lac.  Encore là, pas âme qui vive et la tempête nous oblige à nous diriger à la ferme le plus rapi­dement possible.

 

                   À cinquante mètres du sentier menant à la ferme, un bruit étrange provenant du moteur de la motoneige nous oblige à arrêter.  Mon compagnon ouvre le capot et constate qu'il manque un morceau essentiel.  Là, nous avons de la veine, car nous le trouvons en cherchant tout d'abord dans la neige accumulée sur le marchepied.  Autre déception, la gou­pille qui sert à le maintenir en place est introuvable.  «Doc, fouille dans ta valise et trouve quelque chose, sinon tu vas marcher jusqu'à la ferme.»

 

                   Dans tous mes voyages, ma valise, comme disent mes amis, me suit comme mon ombre.  Je transporte un peu de tout dans cette petite malle: une trousse de secourisme, des outils d'urgence comme une pince, une scie, un tournevis, un marteau, un couteau, un échantillonnage de clous et de la corde.  «Mon ami, voici le clou et prends les outils qu'il te faut.

v     Passe-moi juste la pince, ça fera l'affaire».   Quelques minutes suffisent à la réparation et c’est la départ pour la dernière étape.

 

                   En arrivant à la ferme, nous apercevons les motoneiges des deux Inuit en avant de la maison du bouvier.  Je suis content pour le Français et lui-même doit être heureux de se trouver à la chaleur.  «Entrez, venez vous réchauffer, mais bon Dieu, que vous est-il arrivé?

-     C'est encore le Doc qui a voulu venir ici avec sa nouvelle carriole.

-     Comment ça, le Doc avec sa nouvelle carriole?

-     Non, non, mon ami, tu peux lui raconter toute l'histoire; ce n'est pas moi, mais bien ta carriole à toi qui nous a causé tant d'ennuis.» Le bouvier apprend toute l'histoire et n'en revient pas.  «Monsieur le bouvier, vous avez besoin d'avoir quelque chose à manger, car nous avons très faim, lui dis-je.

-     Quand vos deux compagnons sont arrivés, j'ai préparé un gros chaudron de spaghetti et il en reste une bonne portion; vous n'avez qu'à vous servir.»

 

                   Vers la fin du repas, la tempête s’étant apaisée, les Inuit nous apprennent qu'ils retournent au village.  L'assistant-bouvier me regarde en riant et, d'un air interrogateur, attend ma réponse.  «Je suis venu ici pour accompagner le Français, il m'est donc impossible de refaire le voyage de nuit.

v     Justement, reprend le Français, c'est la nuit et je veux me reposer.  Je suis ici pour quelques jours et si tu penses devoir retourner au village, vas-y en toute quiétude.»

 

                   Quand le bouvier constate que nous sommes décidés à retourner, il demande s'il y a possibilité de prendre avec nous sa fille de dix-sept ans pour la ramener au village.  Elle doit prendre l'avion le lendemain après-midi pour retourner à Montréal.  Comme l'un des Inuit a un oeil sur sa fille depuis son arrivée à la ferme, il ne perd pas de temps à lui répondre que c'est avec joie qu'il lui rendra ce service.  Le bouvier n'aime pas trop cet empressement de sa part et dit à son assistant de prendre sa fille avec lui.  Le Doc ira avec l'Inuk.  «Si l'Inuk t'offre de la prendre avec lui, tu dois lui faire confiance; autrement, elle restera ici.  Si tu veux adopter une telle attitude envers les Inuit, tu verras qu'ils auront l'oc­casion de te rendre la pareille.  L'autre bouvier avant toi leur faisait confiance et ils lui ont rendu d'immenses services.

-     Très bien allez-y.»

 

                   Après avoir fait le plein d'essence, nous entreprenons le voyage de retour, mais cette fois, la carriole reste à la ferme et je m'installe sur ma peau de caribou en arrière du traîneau de la ferme.  La tempête s'est calmée quelque peu, mais pas assez à mon goût, et je pense à nouveau à la zone d'eau claire que nous allons devoir longer en pleine nuit.

 

                   Cette fois, nous partons les premiers, les gaz à fond, après avoir remarqué que les autres nous suivaient.  Après dix minutes, nous avions distancé les autres au point de ne plus apercevoir leur lumière, mais nous décidons de continuer et de les attendre au lac, à moins qu'ils nous rejoignent.  Parvenus au lac, comme nous réalisons que la tempête sévit encore, nous attendons cinq minutes et nous décidons de continuer jusqu'à l'autre bout, étant convaincus qu'ils finiront par nous rattraper.  Nous faisons ce trajet inutilement et décidons de retourner à l'endroit où le sentier de la ferme se termine au lac.  Là, aucune lumière, aucun bruit de moteur et aucune trace sur la neige; une chance que le bouvier ne nous accompagne pas, car il serait en colère.  «Doc, nous sommes partis pour aller au village et nous allons continuer si tu n'as pas d'objections.

-     C'est toi le conducteur et si tu décides de continuer, nous allons continuer.

-     Embarque sur ta peau, on retourne à l'autre bout du lac.»   Chemin faisant, nous jetons un coup d’œil de temps à autre, mais toujours pas de lumière en vue.

 

                   Avant d'entrer dans la taïga au bout du lac, nous hésitons à continuer, mais mon compagnon me dit qu'il se peut qu'ils nous aient croisés lorsque nous sommes retournés pour la première fois à l'entrée du sentier menant à la ferme.  Ils sont probablement passés plus au centre du lac et nous ne les avons pas vus à cause de la tempête.  C'est vrai, avec une telle poudrerie, les pistes se sont également effacées en quelques minutes.

 

                   Comme nous n'avons pas l'intention de passer la nuit ici, nous décidons d'entre­prendre la traversée de la taïga.  Agenouillé sur ma peau de caribou en arrière du traîneau, je trouve le voyage beaucoup plus agréable et nous atteignons le bord du fleuve passablement plus vite qu'en carriole.  Quelques bourrasques ici et là, mais rien de bien sérieux pour des aven­turiers de notre espèce.  Encore un peu de nervosité en passant près du trou à l'eau claire, mais je me sens beaucoup plus en sécurité en arrière de mon traîneau, sachant qu'il m'est possible de le quitter très rapidement à la vue du danger.  En arrivant au village, je réalise que la tempête tire à sa fin, mais il fait très froid; il est 2 h 30.  «Doc, va te coucher; moi, je vais aller voir si les Inuit sont arrivés.

-     À tout à l'heure.  Je te prépare du thé à la cafétéria.

-     Ce n'est pas nécessaire, car s'ils ne sont pas là, je retourne au-devant d'eux.

-     Es-tu fou?

-     Écoute Doc, va te coucher.  Salut.»

 

                   Comme le déjeuner a lieu de sept à huit heures à la cafétéria et que nous sommes tenaillés par la faim, nous n'avons pas le choix de rester au lit bien longtemps.  «Salut Doc, tu es parti de bonne heure ce matin.

-     En effet, je suis arrivé à 2 h 30 avec mon assistant-bouvier.  Il vient me rejoindre dans deux minutes pour le déjeuner.»

 

                   Notre arrivée à cette heure nocturne demande des explications et comme je m'apprête à raconter notre aventure, les deux infirmières qui sont venues nous souhaiter un bon voyage hier font leur entrée pour le déjeuner.  Les voyant s'approcher, je prends aussitôt la parole leur demandant d'aller chercher leur assiette et de venir s'asseoir à la table, car je n'ai pas l'intention de raconter notre périple durant tout l'avant-midi.  Le déjeuner se pro­longe au point que certains amis arrivent en retard au travail.

 

                   Au moment de la pause-café de l'avant-midi, les deux mêmes infirmières vien­nent m'annoncer qu'il y a une soirée d'organisée pour vingt heures et qu'elles aimeraient que le Français puisse venir avec nous.  «Vous êtes bien aimables, merci pour l'invitation.»

 

                   Après la pause-café, je demande à mon assistant-bouvier de me raconter l'aven­ture de la nuit dernière avec les deux Inuit et la fille du bouvier.  «Comme je te l'ai dit ce matin au réveil, nous nous sommes rencontrés au milieu du fleuve.  Voici la suite.  Revenus au village chez les Inuit et pendant que j'installe la fille et ses bagages dans la boîte de mon traîneau, les Inuit m'informent qu’au cours de la nuit le phare de l'une de leurs motoneiges a manqué à peu près à mi-chemin avant d'arriver au lac, mais qu'ils se sont rendus quand même au bord du lac.  Comme il vente beaucoup, un des Inuit place la fille à l’abri du vent et l’enveloppe de peaux de caribou pour la protéger du froid.  L'autre retourne au garage de la ferme espérant récupérer un des phares de nos vieilles motoneiges que nous gardons pour les pièces.  Quand nous sommes retournés au sentier de la ferme la nuit dernière, nous n'avons pas vu la fille et l'Inuk, car celui-ci avait trouvé un abri en remontant le lac de plusieurs mètres au lieu de le descendre en direction du village, comme nous l'avons fait. Voyager de nuit lors d'une tempête et ne pouvoir s'éclairer deve­naient une difficulté majeure.  Les Inuit auraient sans doute pu continuer ainsi, mais il était préférable de faire la réparation tout de suite, vu que le voyage ne faisait que commencer.  Voilà leur mésaventure.»

 

                   De retour à la ferme, au début de l'après-midi, je transmets l'invitation des infir­mières au Français pour la fête du soir.  «C'est bien gentil, je t'en remercie.»  Le Français n'a pas le temps d'ajouter autre chose, car le bouvier m'informe qu'il vient justement de recevoir un appel par radio lui annonçant que sa fille partira le lendemain seulement et qu'il est, lui aussi, invité avec le Français pour la fête.  «Bien, allez-y tous les deux.  Vous partirez quand bon vous semblera. 

-     Merci Doc.»

 

                   Mon visiteur vient ici pour de l'information sur nos animaux, mais les circonstances lui font vivre certaines émotions tout à fait imprévues.  Cette fête au village semble l'intéresser au plus haut point.  Il s'y rend bien joyeux.

 

                   À leur retour le lendemain midi, le bouvier m'annonce une bien mauvaise nou­velle.  Trois Inuit sont décédés et deux autres sont passablement malades, mais avec l'assu­rance de survivre.  «Y a-t-il quelqu'un de mes connaissances dans ce groupe?

-     Malheureusement oui, Doc.  Ton bon ami qui a transporté ma fille l'autre soir est mort.

v     Mais qu'est-il arrivé?

v     Comme c'est souvent le cas au village lors de festivités, certaines personnes ont un penchant assez prononcé pour différentes boissons et parfois, font des mélanges non appropriés qui leur sont néfastes.  Or, vers la fin de la soirée, voyant une pénurie de boisson, ton ami s'est rendu à un autre endroit, où c'était fête également, dans l'intention d'emprunter un quarante onces d'alcool.  La personne responsable de la fête, à cette autre demeure, lui a dit tout bonnement de s'en prendre un à son choix et d'aller rejoindre ses amis.»

 

                   Sous l'effet de la boisson, l'Inuk prend par mégarde un quarante onces d'alcool méthylique habituellement utilisé pour une fondue au caribou.  Cet alcool n'est pas un breu­vage, il ne doit servir que comme solvant ou combustible. Son effet dans l'organisme est néfaste.

 

                   Tout le village, quelle que soit l'origine des gens, assiste aux funérailles.  La mort de mon ami m'affecte très profondément et je ne puis m'empêcher de verser des larmes.  Après la cérémonie, je dis à mon assistant-bouvier que nous allons dormir au village et que nous retournerons à la ferme le lendemain.

 

                   Les deux jours suivants sont réservés au Français.  Il note toute l'information pertinente pour la rédaction d'un certain rapport qu'il doit soumettre à ses supérieurs, semble-t-il, dont une copie ira à notre ministre.

 

                   Durant le voyage de retour à Québec, il me fait part de l'enchantement de son passage à la ferme.  Il me révèle qu'il doit maintenant se rendre en Amérique du Sud pour rédiger un rapport sur une espèce faunique de l'endroit.  Le tout me semble un peu vague et je ne parviens pas à obtenir plus de précisions.

 

                   Deux semaines plus tard, je reçois une copie du rapport transmis à monsieur le ministre.  À la première lecture, j'ai peine à comprendre le contenu qui me semble un peu confus.  Après une troisième lecture, le jour suivant, je réalise que la substance n'a aucune valeur: ce n'est que superficiel.  À mon humble avis, je crois sincèrement que le document sert à justifier une présence à la ferme des boeufs musqués... une preuve de voyage quoi!  Beaucoup de touristes sont astucieux quand il s'agit de se promener aux frais de l'État.  Heureusement que le voyage en Amérique du Sud ne relève pas de notre budget.

 

                   Parmi les dangers de parcours, les glaces font partie du décor; elles sont bien présentes lors de nos déplacements sur le fleuve en hiver.  C'est à nous de les bien utiliser pour en tirer profit.

 

 


Les repas à la mode du pays

Première partie

 

                   Un samedi midi à la fin du mois d'août, après le partage des femelles d'avec les mâles pour la période d'accouplement, l'Inuk vient me demander si je suis intéressé à descendre à la mer pour une randonnée de chasse d'une durée de vingt-quatre heures.

 

                   Une telle invitation s'accepte avec grande satisfaction, et je sais que ce n'est pas seulement un voyage pour le plaisir de la chasse:  la raison m'en sera communiquée en temps et lieu.  Quand on m'avise de n'apporter que mon sac de couchage, car nous coucherons dans une vieille cabane au bord de la mer, je reste quelque peu surpris, sachant qu'il n'y a pas de vieille cabane au bord de la mer.  Qu'importe, je suis bien chaussé, bien habillé, j'ai un bon sac de couchage, alors partons explorer un nouveau coin de territoire.  Un transport gratuit, aller-retour, est une marque d'estime de la part de l'Inuk et je pars tout joyeux.

 

                   En embarquant dans le canot, étant le seul à avoir un sac de couchage, les deux Inuit n'ayant apporté que des fusils et un filet pour la pêche, je réalise à l'instant que je vais vivre un vingt-quatre heures à la manière des gens du pays.

 

                   Le voyage vers la mer s'effectue habituellement à la faveur de la marée descen­dante et c'est le contraire au retour.  Le soleil est au rendez-vous, le fleuve est calme et je profite de l'occasion pour me ventiler l'esprit.  Après un temps d'isolement à la ferme, il est bon pour le moral de s'évader pour une journée ou deux, d'ailleurs c'est une récompense bien méritée.

 

                   Comme les plus grandes marées au monde ont été enregistrées à la Baie d'Ungava et non à la Baie de Fundy, il faut tout de même penser qu'à marée basse, les eaux sont passablement retirées et que l'environnement est triste à voir: c'est la grande désolation.  C'est justement le spectacle qui se présente à mes yeux à notre arrivée à l'embouchure.  L'eau est tellement retirée que j'ai l'impression de naviguer à reculons.  À bien y penser, c'est ce qui se produit, puisque notre canot doit suivre le mouvement de l'eau pour rester à flot.

 

                   À un moment donné, l'Inuk arrête le moteur du canot, examine son fusil, le garde dans ses mains et se met à scruter l'horizon.  Je lui demande ce qui se passe, car je ne vois rien.  «Tout est normal, docteur.  L'eau commence à monter et, comme nous devrons attendre plus de cinq heures, aussi bien surveiller le gibier de clarté si nous voulons man­ger.»

 

                   Pendant que mes deux compagnons surveillent le gibier, je m'agenouille sur mon sac de couchage, à l'avant du canot, pour le diriger entre les roches au fur et à mesure que l'eau nous amène vers les hauteurs.

 

                   Quand l'Inuk m'annonce qu'il est temps de débarquer, il est exactement vingt-deux heures et, comme le ciel est couvert, nous voyons à peine le sol à nos pieds.  Une brise de mer balaye le haut des rochers et nous oblige à endosser notre parka.  «Docteur, pendant que tu trouves du bois ici et là sur les rochers, nous allons tendre le filet pour recueillir du poisson, vu notre échec à capturer du gibier.  Tu dois com­mencer à sentir la faim?

-     Je peux attendre encore, mais j'aimerais mieux déposer mon sac de couchage dans la cabane avant d'aller ramasser du bois.

-     Il faut trouver le bois en premier; ça peut prendre bien du temps.

-     Très bien, je vais chercher du bois pendant que vous allez au poisson.»

 

                   La réponse de l'Inuk confirme mes soupçons à propos de la cabane:  nous allons passer la nuit au grand air sur les rochers.  Ça me prend une demi-heure pour ramasser suffisamment de bois nécessaire à alimenter le feu destiné à cuire le poisson qui sera dégusté avec appétit; le dernier repas est bien loin derrière nous.

 

                   Assis sur une touffe bien garnie de lichen à côté de ma réserve de bois, je souris en pensant de nouveau à la cabane qui doit nous servir d'abri pour la nuit.  J'ai bien hâte de voir le visage des deux Inuit lorsque viendra le temps de me montrer ce petit refuge.

 

                   Voici que j'entends le bruit presque imperceptible que fait le canot au retour de mes deux Inuit, au moment d'accoster.  Je reste toujours émerveillé en constatant avec quelle précision ces Inuit peuvent manoeuvrer leur canot dans la noirceur presque totale de la nuit; leur sens de l'orientation est très développé.

 

                   Quels magnifiques poissons: deux saumons et un omble chevalier d'environ quatre kilogrammes chacun.  «Docteur, allume le feu, il faut se réchauffer.»  Le feu est à peine allumé que l'on m'offre un bon filet de chair fraîche .  « Une minute, mon ami, le feu n'est pas encore prêt pour la cuisson.

-     Je viens de te dire que le feu est pour se réchauffer, non pour la cuisson du poisson.  Vite, mange ton morceau, tu dois avoir aussi faim que nous.  Bon appétit!»

 

                   Comme je suis parti avec l'intention de vivre un vingt-quatre heures à la manière des gens d'ici, je n'hésite pas à manger mon morceau de poisson cru en leur compagnie.  D'ailleurs, ce serait faire une insulte à mes amis qui me sont très attachés.  J'avais souvent mangé de jeunes saumons crus mais congelés.  Avec mon assistant-bouvier, nous avions l'habitude, pour notre collation durant la soirée, de nous régaler de petites tranches minces que nous laissions fondre dans la bouche et je vous garantis que c'est un vrai délice.  Cepen­dant, quand je suis seul à manger, je fais toujours rôtir mon poisson lorsqu'il est frais.  J'ai un certain dégoût naturel à manger vivants ces petits vers parasites rencontrés très souvent dans la chair du poisson.

 

                   Je n'ai pas terminé mon premier morceau que l'on m'en offre un second aussi gros, si ce n'est davantage; c'est justement l'occasion que j'attendais.  Pendant que je termine bien lentement mon premier morceau, je dépose le deuxième sur le feu; rien ne m'empêche d'agir ainsi, puisque j'ai mangé mon premier morceau à leur façon.  D'ailleurs, lorsque ces gens sont dans leur maison, ils font cuire leur poisson.  Remarquant que l'un d'eux se coupe un autre morceau, je lui offre de le mettre sur le feu, car en le mangeant chaud, son corps res­sentira les effets de la chaleur.  «Non docteur.  Ce soir, nous sommes en pleine nature et nous aimons de temps en temps manger comme au bon vieux temps.  Dans nos excursions, l'été, ou lorsque nous campons sous la tente, il nous arrive fréquemment de manger notre poisson cru.  Ce soir, nous t'avons donné le poisson avant que le feu ne soit prêt; nous voulions connaître ta réaction.  Maintenant, nous savons que tu peux voyager avec nous sans pro­blème en ce qui concerne la nourriture.»

 

                   Avant que le feu ne s'éteigne, je demande à l'Inuk si la cabane pour le coucher est loin d'ici.  Après un moment d'hésitation, il me répond en souriant que la cabane est juste à côté de nous.  Instinctivement, je jette un regard aux alentours et le fixe à mon tour en souriant pour voir sa réaction; il sait bien que je n'ai jamais vu de cabane.  Tout heureux et toujours souriant, il me désigne une large dépression sous un gros rocher et il m’assure que je pourrai y dormir en paix à l'abri du vent.

 

                   La vieille cabane au bord de la mer est bien ici, sous mes yeux, et c'est vrai qu'elle est vieille.  Les gens du pays la connaissent depuis toujours et s'en servent comme abri à l'occasion.  Ce soir, je vais l'habiter seul, car il n'y a qu'une seule place pour étendre un sac de couchage.  En restant assis, nous pourrions cependant nous placer tous les trois à l'abri du vent, mais je sais qu'ils veulent me voir coucher dans mon sac.  «Mes amis, il est une heure et demie.  Bonne nuit.»

 

                   Les premières lueurs de l'aube m'indiquent que la journée s'annonce ensoleillée et qu'il sera agréable de parcourir ce coin de territoire inconnu pour moi.  Les quelques moments de sommeil récupérés entre les rafales de vent me sont suffisants et je suis prêt pour l'aventure avec mes deux amis.  Quand on est heureux, la fatigue s'oublie très vite; on n'y pense même pas.  «Docteur, au menu ce matin, nous avons du bon poisson comme entrée et, si la chance nous sourit au cours de l'avant-midi, nous terminerons avec du canard assai­sonné de baies sauvages.»  Je lui réponds joyeusement que nous sommes déjà assurés de manger les baies, vu que la toundra en est couverte à ce temps de l'année.

 

                   Au cours de la nuit, mes deux amis alternaient leurs visites au canot pour le maintenir à l'eau au fur et à mesure que celle-ci se retirait avec la marée.  Ainsi, au matin, après quelques bouchées de bon poisson cru, nous partons pour l'aventure.

 

                   Les rafales de vent de la nuit dernière sont maintenant choses du passé; seule une légère brise nous accompagne. Parvenus à quatre kilomètres environ à l'est de notre point de départ, nous nous engageons dans une petite rivière à notre droite et entrons à l'inté­rieur des terres.  Étant sur la côte est de la baie, nous entrons présentement dans la taïga, c'est-à-dire que la végétation est plus abondante et que les sites pittoresques déploient leur charme sous un aspect nouveau, mais toujours aussi admirable.

 

                   Les abords de la rivière sont régulièrement plats, mais au-delà, le terrain présente ici et là des buttes plutôt arrondies, sauf quelques exceptions montrant un côté abrupt.  Le vallonnement produit par l'ensemble de ces petites buttes donne à ce site un cachet bien original.

 

                   Durant tout l'avant-midi et une partie de l'après-midi, nous nous promenons de butte en butte, sillonnant les vallons, parcourant plusieurs kilomètres et mangeant des baies sauvages selon notre bon gré, mais aucune trace de gibier durant tout ce temps.  Je suis cependant tout à fait ébloui par l'environnement des lieux et je ne peux faire autrement que de ressentir une grande joie lorsque l'Inuk me dit: «Docteur, les boeufs pourraient festoyer ici tout l'été.»  Je n'hésite pas à lui répondre:  «Oui, mon ami, c'est un vrai paradis.  Présente­ment, il n'y a pas de gibier, mais quel bel endroit pour en implanter.»

 

                   C'est en disant que c'est un bel endroit pour y faire paître des boeufs et en regar­dant mon ami que je comprends la raison de l'excursion de chasse et de pêche.  Il voulait me faire admirer ce petit paradis et espérait que je lui réponde favorablement quand il m'a dit que les boeufs pourraient festoyer ici tout l'été.  L'expression de nos visages veut tout dire et notre belle excursion se poursuit sans commentaire; nous nous sommes compris tous les deux.

 

                   C'est maintenant l'heure de regagner le canot pour retourner à la ferme.  En remontant le fleuve, nous laissons l'Inuk qui nous accompagne à son campement d'été où sa famille est heureuse de l'accueillir sous la tente.  Environ cinq kilomètres plus haut, mon ami aborde la rive opposée et je lui demande la raison de notre arrêt.  «Docteur, nous allons escalader le rocher et voir s'il y a de la nourriture au campement de ma deuxième mère, car il est temps de manger quelque chose de substantiel.»

 

                   Mon ami est l'un des plus âgés d'une grande famille de dix-neuf enfants.  Or, lorsqu'il parle de sa deuxième mère, il précise que sa mère à lui est la première femme de son père, lequel en a eu jusqu'à trois en même temps.  Quand la première femme avance en âge et ne peut plus exécuter tous les travaux qui lui sont destinés, le mari la garde près de lui pour les menues besognes et en prend une deuxième pour les tâches plus lourdes.

 

                   Un petit sentier très abrupt et sinueux nous conduit sur un magnifique petit pla­teau où la tente est montée pour la saison d'été.  Plusieurs familles du village passent la sai­son estivale campées ici et là le long du fleuve en allant vers la mer; c'est la coutume des gens d'ici qui aiment encore vivre de chasse et de pêche.

 

                   En ouvrant la porte de la tente, nous apercevons un beau gros saumon déposé sur une planche de bois, juste à l'entrée.  D'un geste naturel, l'Inuk presse le saumon avec un doigt pour en apprécier la consistance et me dit: «Trop avancé pour manger cru.  Il faut le cuire.»  Pour le moment, le poisson n'est d'aucun intérêt pour moi et je ne pense même pas à répondre à son observation.  L'Inuk s'avance vers l'un des lits, découvre une belle grande banique, format familial, me regarde tout souriant et me demande de trouver du bois pour allumer le poêle.  Ajoutons qu'une banique est un pain sans levain cuit sur place chez les Inuit.

 

                   Le site m'a tellement émerveillé que je décide d'aller l'observer pendant que l'eau chauffe pour le thé.  Les gens du campement sont partis à la chasse et c'est le grand calme aux alentours.  Je m'approche du bord de la falaise et je contemple cet immense fleuve qui me laisse découvrir d'autres de ses merveilles.  Je ne puis faire autrement que de remercier le Créateur pour toutes ces splendeurs de la nature qui m'entourent et de celles que j'ai admi­rées tout au long de notre excursion.

 

                   Tout en prenant le thé, mon ami rédige un message pour sa deuxième mère, pré­cisant que sa banique est délicieuse et bien appréciée dans les circonstances.  Ce geste de la part de mon ami me rend un peu plus à l'aise et il me semble que je pourrai mieux digérer ce bon pain.  Quelques membres de la famille devront s'en passer lors de leur retour au camp pour le repas du soir.

 

                   Maintenant que la marée est à la hauteur de notre canot, nous entreprenons la dernière étape.  Bien assis sur mon sac de couchage dans la pointe du canot, je revois tous les moments merveilleux de cette excursion mémorable qui, j'espère, se répétera.

 

                   Mon ami doit être, lui aussi, bien fier de son excursion, mais je sais qu'il aurait été plus heureux s'il avait pu abattre quelques proies sauvages, afin de m'initier davantage aux repas à la mode du pays.  Tout de même, il a réussi à me faire admirer un magnifique coin de territoire favorable à la survie des boeufs musqués.

 

 


Les repas à la mode du pays

Deuxième partie

 

                   L'été qui a suivi l'événement de mon initiation à manger du poisson cru au bord de la mer, mon ami l'Inuk m'informe que son père, le chef du clan, se rend à son camp d'été situé sur le bord de la rivière Diana, laquelle se jette dans la Baie d'Ungava, et désire que je l'accompagne dans ce voyage.  Comme je caresse ce rêve depuis longtemps, je n'hésite pas à lui donner mon assentiment. 

 

                   La journée du départ est ensoleillée et le temps est tout simplement merveilleux à la ferme.  Mon assistant-bouvier est aussi heureux que moi de me voir partir avec le chef du clan; il me souhaitait cette chance depuis plus d'un an.

 

                   Le paternel et ses deux épouses, avec leurs bagages, prennent place dans l'un des trois canots.  Un de ses fils, accompagné de son cousin, transporte dans un second canot les provisions pour le camp et une caisse de contenants d'huile pour les mélanges avec l'es­sence.  J'embarque dans le troisième canot avec l'Inuk de la ferme et un de ses frères qui a déjà travaillé à la ferme et qui est resté un bon ami.  Notre canot est chargé de la réserve d'essence qui pèse plus d'un tiers de tonne, bien répartie sur la longueur de l'embarcation.

 

                   Me voici de nouveau parti pour une autre aventure qui me conduit encore une fois à la Baie d'Ungava, mais beaucoup plus loin cette fois-ci.  Nous longerons la côte ouest sur une distance encore plus grande que celle parcourue entre la ferme et notre point d'ar­rivée à la mer.

 

                   Parcourir plus de cent vingt kilomètres avec ces gens de la mer, pour se rendre à l'embouchure de la rivière Diana, est un magnifique cadeau et ce témoignage me touche profondément.

 

                   Le paternel longe la côte de près; nous, nous naviguons plus au centre du fleuve et suivons en retrait les deux autres canots.  J'ai peine à croire à ma chance et je suis fou de joie.  Après une trentaine de kilomètres, le chef du clan se dirige vers une petite baie peu profonde et décide de s'y arrêter.  Aussitôt, les deux autres canots vont le rejoindre et nous voici tous à sec sur l'emplacement d'un ancien campement d'été.

 

                   À première vue, il semble n'y avoir rien de bien valable ici pour s'arrêter.  Tout de même, le père et ses fils visitent rapidement l'emplacement et décident de récupérer deux bons vieux bidons que le père recueille dans son canot.  Mon copain l'Inuk ramasse un vieux pied de moteur hors-bord et le dépose dans notre canot.  Sur un signe du paternel, nous repartons vers la mer.

 

                   À quelques kilomètres de l'embouchure du fleuve, le vent venant de la Baie d'Ungava augmente d'intensité et entraîne avec lui une fraîcheur qui me fait réfléchir.  Je me demande si mes vêtements sont assez confortables pour continuer le voyage sans souffrir du froid.

 

                   Dès notre entrée dans la baie, je suis étonné à la vue des nombreux blocs de glace qui recouvrent la surface de l'eau et qui nous obligent à serpenter pour ne pas éventrer les canots.

 

                   L'air ambiant me saisit; je sais maintenant que je vais avoir froid.  Avec ces gens, si tu veux être accepté, mieux vaut souffrir en silence et ne rien laisser paraître. Je réalise que je subis un autre test encore plus difficile, mais je suis prêt pour l'épreuve.  Nous n'avons pas la moitié du trajet de parcouru que déjà le soleil se couche au bout de la mer.

 

                   Maintenant, j'entrevois non seulement des blocs de glace mais d'énormes morceaux, de vrais icebergs de toutes les grosseurs.  Le vent augmente, je suis transi et je grelotte.  Courage mon vieux!  Il me faut réagir pour combattre le froid.

 

                   Aussi, ma première intervention est de me concentrer le plus possible afin de décontracter tous les muscles de mon corps, dissipant ainsi ma chair de poule.  Ma deuxième intervention consiste à faire bouger mes orteils le plus rapidement possible, tout en me serrant et frottant les pieds l'un contre l'autre pour activer la circulation sanguine.  Je commence à peine à bénéficier d'un peu de bien-être qu'un bruit étrange se fait entendre, tout au long et en dessous du canot, comme s'il se fendait en deux.  J'ai vraiment peur, mais ça ne dure qu'un instant, car je ne vois pas d'eau pénétrer dans le canot.  L'Inuk me dit que nous venons de glisser sur un bloc de glace en suspension dans l'eau.

 

                   Les moyens que je viens de prendre pour me réchauffer et ce petit incident de parcours suffisent à réactiver ma circulation sanguine.  Je ressens maintenant une agréable sensation de bien-être que je souhaite conserver le reste du voyage.

 

                   Juste avant la noirceur, je dis à l'Inuk que je ne vois plus, depuis un bon moment, le canot transportant l'huile à mélange ainsi que celui de son père.  Il me regarde avec son sourire de toujours pour me signifier de ne pas m'inquiéter.

 

                   Nous continuons notre route, mais après dix minutes, l'Inuk rebrousse chemin et part à la recherche des deux autres canots.  Nous parcourons environ deux kilomètres, puis il décide de revenir à notre point de départ tout près d'un iceberg qu'il accoste avec prudence.  Quand je le vois mettre les pieds sur cette glace lisse, j'ai des frissons partout.  Son frère le suit et me fait signe d'y aller à mon tour.  Face à eux, ce n'est pas le moment d'hésiter, d'autant plus que l'occasion est bonne pour me dégourdir et soulager en même temps mes besoins naturels.

 

                   J'ai beau essayer de faire le brave, mais c'est avec crainte et beaucoup de pru­dence que j'y dépose le pied droit avant d'y engager le gauche, suivant ainsi l'exemple de mes deux copains qui y étaient allés eux aussi bien prudemment.  Puisque la noirceur nous envahit, sans perdre de temps l'Inuk escalade l'iceberg aussi haut que possible, scrute l'horizon et, en même temps que nous, prête l'oreille dans l'espoir d'entendre un bruit de moteur.  C'est le grand silence.  Seul le bruit des glaces qui, mues par le vent, s'entrechoquent.  Nous décidons de continuer notre route mais pour combien de temps?  Il nous faut de l'huile à mélange.

 

                   Assis bien sagement dans le canot depuis notre départ de l'iceberg, nous ne voyons plus rien à l'horizon à cause de la grande noirceur.  Ignorant le temps qu'il nous reste à parcourir et sachant que nous allons manquer de carburant d'un moment à l'autre, l'huile à mélange étant dans l'autre canot, je deviens songeur.  Passerons-nous la nuit dans le canot et qu'arrivera-t-il demain?

 

                   Je me ressaisis à temps, sachant que mes amis connaissent la mer autant qu'un enfant connaît le fond de sa cour où il s'ébat tous les jours.  Mais encore habité par cette inquiétude, nous accostons et débarquons sur un rocher.  «Docteur, nous allons arrêter ici pour manger et en profiter pour nous reposer.

-     Quelle merveilleuse idée!  Mais je me demande bien où trouver de quoi manger, car nous n'avons rien apporté.»  Me voici encore à me poser des questions, même si mon ami vient juste de me dire que nous allions manger.

                   En mettant les pieds sur le rocher, je suis comme chez moi, tout heureux de me sentir en sécurité et de pouvoir marcher sans craindre de tomber à l'eau.  Mon passage sur l'iceberg me revient en mémoire et je réalise que pareille aventure n'arrive pas tous les jours, dans les circonstances où je l'ai vécue.  J'ai hâte de raconter mon voyage à ma famille.

 

                   Mon ami prend une vieille bouilloire au fond du canot et nous escaladons le rocher.  Quelques minutes suffisent pour atteindre le sommet.  «Maintenant, me dit-il, il faut ramasser une douzaine d'oeufs dans les nids dispersés un peu partout dans les crevasses du rocher.»  J'ai à peine le temps de trouver un nid que mes deux amis m'avisent que le compte y est.

 

                   La grosseur des oeufs de canards et d'oies sauvages que nous venons de dérober, comparée à celle de nos petits oeufs de consommation, est telle que notre douzaine d'oeufs ici vaut bien une vingtaine de ceux que j'ai l'habitude de manger chez moi.  La bouilloire est remplie à capacité et le douzième oeuf est bien en vue sur le dessus et bouche partiellement l'ouverture.

 

                   Dix minutes de recherches sur cet immense rocher perdu au milieu de la mer et nous avons tout le bois dont nous avons besoin pour alimenter le feu nécessaire à la cuisson des oeufs.  Je profite de la première lueur du feu pour regarder l'heure, ayant perdu toute notion du temps.  Je fixe ma montre pendant quelques secondes pour être bien certain de ne pas me tromper; il est bien minuit et quarante.  «Docteur, pendant que les oeufs cuisent, nous allons nous fabriquer un mélange de carburant pour continuer notre voyage, sinon c'est nous qui sommes cuits.

-     Tu dis bien, fabriquer un mélange?

-     Oui, nous allons fabriquer un mélange.

-     Mais, il faudrait trouver de l'huile pour cela.

-     Viens avec moi, nous allons en trouver.»

 

                   J'ai peine à suivre ces gens habitués à marcher à la noirceur sur les rochers; mon entraînement de nuit dans de telles circonstances fait complètement défaut.  Tout de même, nous arrivons au bord de l'eau en même temps et il me demande de l'accompagner dans le canot.  Il relève le vieux pied de moteur hors-bord que nous avons récupéré en chemin et, après l'avoir examiné, il me demande si j'ai, par hasard, une pièce de dix sous au fond de mes poches.  Un peu surpris par sa question, j'explore bien minutieusement mes poches une à une et, dans la troisième, je palpe deux petites pièces de monnaie que je sors bien lente­ment pour ne pas les échapper et, pour la plus grande joie de mon ami, je lui remets un dix sous.  «Maintenant docteur, regarde si j'ai une paire de pinces dans mon sac à outils.

-     Tout va pour le mieux jusqu'ici, voici la paire de pinces.»

 

                   Pendant qu'il place la pièce de monnaie entre les mâchoires de la pince, je tiens fermement le pied du moteur pour qu'il puisse travailler à son aise.  Il localise la grosse vis qui se trouve à la partie inférieure du pied et essaie de l'enlever.  Au troisième essai, un grand sourire, que je perçois à peine à cause de la noirceur, se dessine sur son visage.  «Doc­teur, touche du bois pour qu'il y ait encore un peu d'huile pour assurer notre salut.»

 

                   Ne pouvant plus l'aider et sachant qu'il faut un récipient pour y déposer l'huile, je vais à l'arrière du canot chercher la boîte vide de conserve qui se trouve toujours à bord, en cas de nécessité.

 

                   L'heure de vérité est arrivée.  Pendant que je tiens la boîte, mon ami penche le pied du moteur pour y faire sortir l'huile.  Quelques secondes s'écoulent et pas une goutte en vue.  L'huile épaisse que l'on met dans le pied des moteurs devient encore plus consistante lorsqu'elle est exposée au froid.  Il n'est donc pas surprenant, ici, à la Baie d'Ungava, et encore au milieu des glaces, que la première goutte tarde à venir; il ne faut surtout pas désespérer.

 

                   Une première lueur d'espoir! Une huile très épaisse apparaît dans l'ouverture.  Mon ami me regarde tout souriant.  Un mince filet descend dans la boîte, mais pour combien de temps en sera-t-il ainsi?  Les minutes passent et lorsqu'une dernière goutte tombe après vingt minutes, nous avons un bon cinq centimètres d'huile d'accumulés.  La vis est remise en place, la pince dans son sac et le dix sous de retour dans ma poche.  Mon ami me dit que nous en avons suffisamment pour mélanger avec six litres d'essence, ce qui est nécessaire pour nous rendre à destination.  Il fait tellement noir que je me demande encore comment il va pouvoir s'orienter.  Je me pose encore des questions au lieu de me fier à lui.  «Chassez le naturel, dit le proverbe, et il revient au galop.»                 

 

                   Maintenant, il est temps d'aller manger nos oeufs, car il doivent être bien cuits.  Cette fois, mon ami l'Inuk ne peut faire comme avec le poisson, c'est-à-dire m'offrir des oeufs frais sans les faire cuire.  La lueur dégagée par le feu nous guide sans détour dans la bonne direction et vers un autre repas nordique.  «Docteur, les oeufs sont prêts et fais-nous l'honneur de te servir le premier».  J'ai tellement faim et, n'ayant pas le choix, je prends celui du dessus qui bouche presque l'ouverture de la bouilloire.  Mes amis se servent à leur tour, mais attendent que je prenne la première bouchée.  L'arôme stimule mon appétit, mes glan­des salivaires commencent à sécréter et je mords à belles dents dans ce délicieux mets pour le séparer en deux.  Quelle n'est pas ma surprise de rencontrer de la résistance dans cette substance, supposément bien tendre, que je désire déguster depuis bien longtemps.  Autant j'ai mordu avec ardeur dans mon oeuf, autant j'en ressors à la vitesse de l'éclair.  Je venais de mordre dans un jeune oiseau à la veille d'éclore!  Mes amis ont le fou rire. J'imagine en un instant toute cette mise en scène très bien montée, pour m'initier à la cuisson des oeufs d'oiseaux sauvages.  Je crache les petits morceaux qui me restent dans la bouche et je me mets de la partie pour rire de bon coeur avec eux; je viens de recevoir une autre bonne leçon.

 

                   Maintenant, le festin est à ma portée et cette fois-ci, je n'ai pas l'intention de le rater.  Mes compagnons me regardent écaler mon deuxième oeuf avec leur sourire habituel et ont bien hâte de voir de quelle façon je vais l'attaquer.  Je suis certain de celui que j'ai entre les mains et je l'attaque avec la même vivacité que j'ai démontrée pour le premier.  Cette fois-ci, je savoure bel et bien un mets excellent.  Le repas terminé, étant moi-mêne bien repu, je remercie mes deux amis.

 

                   De retour au canot, l'huile est mélangée avec l'essence et le tout est vidé dans le réservoir.  Nous sommes prêts pour la dernière partie du voyage.  Une demi-heure plus tard, notre canot ralentit pendant quelques minutes et, à ma grande surprise, j'entends des voix à quelques mètres devant nous.  Je suis non seulement étonné, mais stupéfait à la vue de l'Inuk qui transporte l'huile; il est debout dans son canot avec un compagnon et me souhaite la bienvenue à la rivière Diana.  Nous sommes rendus à destination.  Je dois admettre que ces gens ont des yeux de chat pour voir en pleine noirceur et un sens exceptionnel de l'orienta­tion, car lorsque notre canot a commencé à ralentir, mon ami savait qu'il était rendu à bon port.

 

                   Ma montre indique deux heures et trente minutes.  Mais que font nos deux Inuit dans le canot et pourquoi restent-ils là à attendre?  J'ai juste le temps de m'interroger que l'un des Inuit m'invite à descendre ici et à remonter le sentier longeant la rivière pour arriver directement au camp de son père. Nous, nous devons attendre que la marée monte pour pou­voir diriger les canots en sûreté à l'entrée du camp. Mes deux compagnons de voyage m'accompagnent et ça ne nous prend que quelques minutes pour atteindre le lieu où sont installées les tentes.

                   Nous arrivons à l'entrée d'une grande tente qui doit certainement être celle du paternel.  À l'intérieur, une lanterne à l'huile suspendue au poteau central dégage une faible lueur, ce qui me permet de voir où je pose les pieds.

 

                   Face à l'entrée, au centre de la tente, se trouve un petit poêle et, en arrière, un grand lit où le paternel est couché, entouré de ses deux femmes.  Sur le flanc gauche, un homme d'une soixantaine d'années semble dormir dans son sac de couchage, tandis que sur la droite, les provisions sont rangées à côté d'une réserve de bois de chauffage.

 

                   Nous voyant entrer, le paternel se dresse dans son lit, nous souhaite la bienvenue et commande à la plus âgée de ses femmes d'allumer le feu et de préparer le thé.  Ses deux fils lui racontent à tour de rôle nos péripéties de voyage et il trouve particulièrement amusante mon initiation aux oeufs d'oies sauvages.  C'est alors qu'il me demande avec beau­coup d'humour de ne pas trop cacarder durant le reste de la nuit, afin qu'il puisse dormir en paix.

 

                   Un bon morceau de banique accompagne le thé et, quand l'heure du coucher arrive, le paternel commande au vieil homme de se coucher près de la réserve de bois afin de me céder sa place.  Lorsque le paternel parle, l'obéissance est de rigueur et je ne puis faire autrement que de prendre la place du pauvre homme.  Je viens de recevoir une autre marque d'amitié qui me va droit au coeur.

 

                   Au matin, un soleil radieux nous annonce une belle journée.  Dès huit heures, tout le monde est dehors, sauf une des femmes qui voit à l'entretien de la tente.  Je suis émerveillé à la vue du site de l'emplacement du camp, sur les bords de la rivière qui forme à cet endroit un rapide assez prononcé.  Je comprends maintenant pourquoi les deux Inuit m'ont dit de remonter le sentier pour arriver au campement: ce rapide est infranchissable à marée basse.

 

                   J'entends le paternel désigner trois de ses fils pour m'amener à la pêche à la ligne en attendant le déjeuner.  Personne ne se fait prier, car nous avons tous faim; un bon repas substantiel est toujours le bienvenu après des exercices au grand air.

 

                   En amont, à environ un kilomètre, la rivière décrit une grande courbe de 90 degrés où l'eau est plutôt calme. Nous décidons d'y lancer nos premiers appâts.  Dix minutes plus tard, nous avons pris huit beaux ombles chevaliers que les gens d'ici nomment «Arctic char».  C'est un délicieux poisson à chair plus raffinée que celle du saumon, tout en étant de la même famille.

 

                   De retour au campement, comme le déjeuner ne sera servi que plus tard, j'en profite pour visiter les alentours.  Mon penchant pour la toundra me tient bien à coeur.  Partout où je mets les pieds dans ce pays, j'essaie de découvrir toutes les beautés de la nature et il me semble en voir partout.  Des fois, je me questionne sur mes voyages au Sud où la vie n'est qu'un stress continuel.  Seul l'amour pour ma chère épouse et mes six adorables enfants, dont j'ai la responsabilité, m'empêche de vivre intensément ici, où le Créateur a tout mis à notre disposition.  Nous n'avons qu'à en bénéficier et à Le remercier.

 

                   Les filets de poisson sont un délice que je ne pourrai jamais oublier.  Cependant, mon grand appétit me commanderait d'en bouffer encore quelques-uns; il faut cependant comprendre que la modération est un des facteurs de prévention des indigestions.  Mieux vaut prévenir que guérir.  Pour être sincère, je dois admettre que mes quatre gros morceaux de filet me suffiront pour passer l'avant-midi.

                   L'heure du départ pour le retour à la ferme vient de sonner.  C'est à regret que je quitte le paternel et une partie des membres de son clan.  Nous nous serrons la main avec chaleur et nous nous souhaitons mutuellement bonne chance.  Ce coin enchanteur est gravé pour toujours dans ma mémoire.  Seuls mes deux compagnons et moi sommes du voyage de retour, mais cette fois, dans nos bagages, nous avons quelques boîtes d'huile à mélange.

 

                   Bien installé dans la pointe du canot, je peux observer à mon aise le détail des lieux dont la beauté m'a échappé à notre arrivée la nuit dernière.  Éloignés de quelques kilomètres, mes deux compagnons préparent les fusils pour la chasse aux phoques, car c'est un gibier qu'ils apprécient beaucoup, tant pour sa fourrure que pour sa chair.  Nous appro­chons du gros rocher où nous avons mangé la nuit dernière et j'ai bien hâte d'y passer de clarté pour observer les nombreux nids d'oiseaux.  Ce rocher est un vrai sanctuaire où les oiseaux vont nicher.  Il y en a des centaines et je suis averti par mes compagnons qu'il faut s'abstenir d'en prendre plus d'un oeuf par nid, pour ne pas éveiller les soupçons des oiseaux à leur retour.  Nous en cueillons deux douzaines. 

 

                   À quelques kilomètres de l'embouchure du fleuve, la chance nous favorise et c'est avec joie que nous accueillons à bord deux jeunes phoques.  Une demi-heure plus tard, nous apercevons un canot qui vient de l'est avec deux Inuit à bord.  Mes compagnons les reconnaissent à leur arrivée et font les présentations d'usage; mes amis échangent un phoque contre deux morceaux de caribou.

 

                   Rien d'anormal pour le reste du trajet et, à notre arrivée à la ferme, je commence à sentir la fatigue du voyage.  L'Inuk me donne des oeufs pour le prochain déjeuner, du poisson et du caribou à mettre au congélateur pour mon prochain voyage au Sud.  Je le remercie bien sincèrement et lui manifeste toute la joie que m'a procurée cette belle aven­ture.           

 

 


Troisième partie

 

                   Dans cet immense territoire du Nouveau-Québec constitué en grande partie par la toundra, la chasse est courante, en tout temps de l'année, pour permettre aux Inuit de se procurer la nourriture essentielle à leur survie.  Même si la pêche a lieu surtout l'été, nom­breux sont les adeptes qui la pratiquent l'hiver à travers la glace.

 

                   Selon les saisons, les menus comprennent du poisson, plusieurs variétés d'oiseaux, y compris les oeufs, et des mammifères terrestres, dont le principal est le caribou, désigné aussi renne du Canada.

 

                   La chasse aux caribous, au cours des longs mois d'hiver, offre un spectacle cap­tivant auquel j'aime bien participer, même si la plupart du temps, je ne fais qu'accompagner les chasseurs.

 

                   Par un après-midi ensoleillé et très froid, l'Inuk me demande de l'accompagner à la chasse; on vient de l'informer que quelques centaines de caribous sont présentement au grand lac, à peu de kilomètres à l'est de la ferme.

 

                   Reconnu comme un bon tireur à l'entraînement militaire, possédant mes propres armes toujours en bon état et chassant régulièrement, c'est avec empressement que je prends ma carabine et, sans perdre de temps, nous partons en motoneige vers cette manne précieuse qui s'offre à nous.

 

                   À notre arrivée au lac, quelque deux cents têtes vagabondent près de la rive opposée.  Comme il fallait s'y attendre, notre approche provoque la débandade du petit trou­peau vers la toundra pour se mettre à l'abri de l'ennemi.  La poursuite est engagée, mais nous ne pouvons le rejoindre à temps sur le lac; la compétition aura donc lieu dans la toundra où les obstacles naturels du terrain vont jouer en notre faveur.

 

                   Comme nous rattrapons le troupeau à un demi-kilomètre du lac, mon compa­gnon bifurque à sa droite, vers le sud, pour s'arrêter en arrière d'un gros rocher, haut de trois mètres environ.  «Docteur, tu restes bien caché ici, sans bouger, pendant que je vais con­tourner le troupeau pour le faire passer à peine à dix mètres en avant de toi.  Tu n'auras qu'à choisir les deux plus beaux à ton goût.

-     Eh! docteur, tu pleures? 

-     Non, mon ami, depuis que nous avons quitté le lac, le froid intense affecte mes yeux au point qu'ils sont continuellement mouillés.  Plus je les essuie, plus mes glandes lacry­males fonctionnent pour les garder humides.

-     Alors, arrête de les frotter, sinon tu vas rater ton tir.

-     Va chercher les caribous, nous verrons bien.»

 

                   Mon compagnon est parti depuis dix minutes et mes yeux coulent de plus en plus.  Comme je ne veux pas manquer mon coup quand viendra le moment propice pour tirer, par instinct, je porte régulièrement le dessus de mon gant à mes yeux pour les assécher, mais c'est peine perdue.

 

                   Une trentaine de bêtes contournent à pleine vitesse le rocher pour passer juste en face de moi.  Elles sont tellement serrées les unes sur les autres que, même si j'ai peine à voir pour bien viser, il me semble impossible de ne pas en descendre deux ou trois.  Si la chance me sourit, je pourrais en descendre deux avec la même balle.  J'épaule ma carabine semi-automatique et je tire quatre coups.  Je regarde par terre pour vérifier le résultat.  Les bêtes ont passé et je ne vois même pas une seule goutte de sang sur la neige.  Quel désastre!  Autrefois un si bon chasseur!  Mais cette fois, c'est fini la chasse pendant les gros froids d'hiver.

 

                   Je suis encore à chercher des traces de sang, lorsque mon compagnon se présente et demande si je me suis endormi lors du passage des caribous. C'est avec un visage bien souriant qu'il écoute le récit de mon exploit.  «Tu es trop sensible docteur, tu passes ton temps à pleurer.  Maintenant, embarque, nous partons pour la chasse.» J'aime bien sa réponse humoristique et, sans perdre plus de temps, nous partons à nouveau en quête de nourriture.

 

                   Quelques instants plus tard, nous rejoignons le troupeau qui montre maintenant des signes de nervosité en entendant le bruit du moteur et toutes les têtes sont tournées en notre direction.  Il est temps de nous arrêter pour les observer et sélectionner notre prochaine cible.  Mon compagnon épaule sa carabine, vise la tête, appuie sur la détente, abaisse son arme et, comme la bête s'affaisse, il me montre ses deux grands yeux noirs pour signaler qu'il ne faut pas pleurer à la chasse.  Cinq minutes après, une deuxième bête s'arrête brusquement et s'affaisse à son tour.

 

                   De retour à la ferme, mon ami me fait cadeau de trois beaux morceaux de viande fraîche que je m'empresse d'emballer et de déposer au congélateur pour de futures fondues au caribou.  J'ai mangé cette viande préparée de différentes manières, mais c'est sous forme de fondue qu'elle est le plus appréciée.

 

                   Deux semaines plus tard, l'Inuk m'invite pour le souper du samedi soir.  Il me demande d'arriver quelques heures à l'avance, histoire de participer à une réunion de la parenté.  J'accepte avec grand plaisir, puisque je ne refuse jamais un repas à la manière des gens d'ici, surtout quand la parenté est invitée.

 

                   Le temps de donner une bonne vingtaine de poignées de main, qu'une bière m'est présentée pour entrer dans l'ambiance joyeuse qui règne dans la grande pièce.  L'accor­déoniste demeure le boute-en-train et donne le ton à la fête en jouant des «tounes» populaires que les gens aiment bien.  Les fêtards le manifestent en s'exhibant comme danseurs bénévoles.  Je remarque que le rythme s'empare de plusieurs.  En effet, une petite bière aux deux danses semble maintenir la cadence.  Pourtant, lorsque la réserve prendra fin, il est peu probable de voir se reproduire ici le miracle des noces de Cana.

 

                   À la demande de l'épouse de l'Inuk, les gens libèrent le centre de la pièce pour lui permettre de déposer une belle fesse congelée de caribou sur un morceau de bois.  Tout à côté, elle place un grand chaudron contenant l'estomac d'un phoque trempant dans l'eau depuis quelques heures.  La table est mise, bon appétit.

 

                   Une hachette à la main, l'hôtesse s'attaque à la fesse pour y soustraire de toutes petites tranches minces que les gens prennent à tour de rôle, puis les trempent dans le bouillon du chaudron.  «Ne te gêne pas, docteur, laisse bien imprégner ta viande dans ce merveilleux jus.  Il est plein de vitamines qui te permettront de prendre des couleurs et de devenir un homme fort comme nous.»  Un rire général s'ensuit, les Inuit aiment bien ce genre de plaisanterie.

 

                   Avec une certaine appréhension, sans trop le démontrer, je goûte à ma première bouchée. Tous me regardent avec un petit sourire en coin pour voir ma réaction, mais je les connais bien.  À mon tour, je présente un visage épanoui pour montrer ma satisfaction et, avec empressement, je trempe un deuxième morceau dans cette solution bien originale à première vue, mais bien nutritive dois-je concéder!  Je comprends maintenant le geste de l'Inuk qui, après avoir tué son lagopède, s'empresse de lui ouvrir l'estomac pour en manger le contenu composé en grande partie de baies sauvages.  Pour ces gens, le contenu d'un estomac, que ce soit celui d'un phoque ou d'un lagopède, est une source d'aliments où ils vont puiser une partie de leurs vitamines.

 

                   À la fin du repas, je demande à l'Inuk ce qu'il entend faire du jus dans le chau­dron, vu qu’il en reste une quantité assez appréciable.  «Ma femme va le jeter; après un certain temps, il n'est plus comestible.»  Avec mon air le plus sérieux du monde, je lui dis que c'est bien dommage, car il serait bon de le garder en réserve, considérant le prix des vitamines à la pharmacie.  Il me regarde avec hésitation et c'est à mon tour de rigoler.

 

                   Bien repu, je salue les gens et remercie mes hôtes du fond du coeur pour la courtoisie manifestée à mon égard en m'offrant de partager leur fondue au caribou bien vitaminée.  Pour m'offrir un tel repas, il a fallu chasser le caribou sans avoir les yeux obstrués par les larmes.

 

                   Peu de temps après cette invitation, je reçois un appel du représentant du gou­vernement à Kuujjuaq, pour savoir s'il est possible d'organiser une fondue au caribou à la ferme au cours de la prochaine fin de semaine.  «Ma maison est à votre disposition, mais je vous rappelle les conditions qui sont les mêmes pour tous: vous apportez votre nourriture et vos sacs de couchage.

-     Nous serons une trentaine pour le souper et probablement vingt-cinq pour le coucher.

-     Aucun problème quant à moi.  Vous êtes tous les bienvenus.»

 

                   Le samedi, vers le milieu de l'après-midi, huit motoneiges dévalent la pente sur l'autre versant du fleuve en direction de la ferme.  Voilà des gens heureux de pouvoir s'éloigner du village pour, comme on dit en québécois, venir lâcher leur fou à la ferme qui leur offre un lieu de détente.  Ici, nous sommes, pour ainsi dire, éloignés du monde, nous vivons en solitaires avec nos boeufs musqués qui sont la raison de notre présence en ce paradis.  Du haut des collines surplombant cette banquette alluviale, la vue s'étend sur des kilomètres.  À partir du majestueux fleuve qui coule à nos pieds, tout est grandiose dans cet environnement enchanteur.  Il faut cependant être observateur pour en jouir pleinement.

 

                   Plusieurs motoneiges, dont quelques-unes avec traîneaux, traversent le fleuve en notre direction.  Elles transportent les sacs de couchage et tout le nécessaire pour le repas.  On m'informe que les autres arriveront un peu plus tard.  Il est bien agréable de revoir de temps en temps mes amis du village: des manoeuvres, des gestionnaires, des professeurs, des infirmières et des travailleuses sociales.  Une belle soirée de famille en perspective suivra le festin!  «Salut, Doc.  Merci pour ta gentillesse, nous sommes bien contents d'être tous ici pour notre fondue.

-     Mes amis, vous êtes ici chez vous, vous connaissez les aires de mon petit domaine, soyez donc bien à l'aise pour vous y installer et si je peux vous être utile de quelque façon, ne vous gênez pas pour me le faire savoir.  Je tiens également à vous dire que votre joie est bien partagée, car moi aussi je suis bien heureux de vous recevoir.  Main­tenant, vous m'excuserez pour un certain temps, je dois visiter les boeufs.»

 

                   De retour à la maison, l'ambiance est à la fête, les bouteilles sont sur la table et chacun raconte sa petite histoire avec l'espoir d'une meilleure relance.  D'un geste simultané, cinq de mes amis m'offrent un verre et m'invitent à me joindre au groupe.  Chacun se regarde un peu surpris; c'est à l'insu l'un de l'autre que les verres ont été préparés à mon intention.  C'est le rire général et je les remercie du fond du coeur pour leur délicate attention.

 

                   Comme je ne puis prendre les cinq verres en même temps, je propose à mes amis de les poser en ligne sur la table pendant que je me retourne, j'en prendrai un au hasard.  Tous sont d'accord et, me retournant à nouveau, je choisis le troisième; il me semble de bon goût.  Je n'ai pas le temps de le porter à mes lèvres que je reçois à la place un bécot d'une jolie infirmière, tout heureuse de me témoigner de la reconnaissance pour avoir choisi son verre.

 

                   Les préparatifs du repas vont bon train.  Quelques dames voient à la préparation des sauces, tout en prenant part aux discussions.  D'autres préparent des assiettes de petites bouchées qui parfois disparaissent un peu trop vite, à en juger par certaines remarques comme celles-ci: «Vous les trouvez tellement bonnes que vous les mangez au fur et à mesure et nous allons devoir en cacher pour ceux qui ne sont pas encore arrivés.»

 

                   En écoutant ces commentaires qui fusent durant tout le temps consacré à la prépara­tion de la fondue, je ne puis faire autrement que de sourire en mon for intérieur.  Je me remémore les quelques secondes prises par la femme de l'Inuk pour préparer sa table: la mise en place fut si rapide que personne n'a eu le temps de passer des remarques.  C'était la grande, la très grande simplicité.

 

                   En venant festoyer à la ferme, personne n'avait à supporter la charge des pré­paratifs pour recevoir tout le groupe; chacun a fait sa petite part, sans trop de fatigue, et a gardé son énergie pour ici.  La fondue au caribou est quelque chose d'un peu spécial pour un blanc, il est donc normal de l'entourer de petits soins.  Mais ce soir, il y a plus que des petits soins.  Le faste qui m'entoure est quelque chose à voir.  Connaissant l'ambiance qui règne au village depuis quelque temps, je comprends cette nécessité de venir se réfugier ici pour se défouler et, à en juger par l'abondance des provisions, la période de défoulement devrait se prolonger!

 

                   Une voix s'élève pour demander un moment de silence.  L'un du groupe annonce que tous les invités sont maintenant arrivés et que le moment est venu de porter un toast en l'honneur du Doc, pour son accueil chaleureux.  «Une bonne main pour le Doc.

- Merci les jeunes, faites comme chez vous et continuez à vous amuser.»

 

                   Au milieu du repas, je raconte mon initiation à la fondue au caribou telle que préparée et dégustée par les Inuit. Je ne suis pas surpris du peu d'enthousiasme démontré par mes amis et pour dire vrai, moi aussi, je préfère tremper mes cubes de viande quelques instants dans l'huile bouillante avant de les déguster, accompagnés de sauces bien apprêtées pour la circonstance.  Tout de même, j'ai encore beaucoup d'autres sources pour mes provisions en vitamines.

 

                   Quand les derniers terminent leur repas, une partie de la vaisselle est déjà lavée et remisée, certains ont terminé leur digestif et comme la soirée est passablement avancée, d'autres sont déjà en position horizontale, ce qui semble beaucoup plus confortable.  Les petits verres de remontant sont probablement l'une des raisons!

 

                   Avant d'aller au lit, je trouve un peu curieux de ne compter que quelques têtes étendues sur le tapis de la grande pièce, quand il devrait y en avoir au moins le double.  Avec un sourire au coin des lèvres, je m'approche de l'une des deux chambres à coucher mises à la disposition de mes visiteurs et, en y voyant l'entassement, j'ai la réponse à ma curiosité.  Voilà des gens heureux à leur manière pour la fin de semaine.

 

                   Étendu dans mon lit, je revois mes deux fondues au caribou et j'essaie de ne pas comparer les joies différentes ressenties lors de chacune d'elles, d'ailleurs pourquoi com­parer?  Je m'endors me disant voguent les vitamines.!

 


 

Sources bibliographiques

 

1.            Beaulieu, Michel, et Jules Bourque, Le Programme «Boeuf musqué» de 1967 à 1975.  Québec, Serv. mise en valeur des ress., Dir. gén. Nouveau-Québec, Min. rich. nat., Québec, août 1976, pag. div., tableaux, fig., 4 annexes (non publié);

 

2.            Bruemmer, Fred, Muskox, Shaggy northern nomad. In: Arctic in Col., V.3, nov. 1, Spring 1974, pp. 30-37, 9 col. illus.;

 

3.            Doughty, A.G., and C. Martin, Eds., The Kelsey Papers, Canada, The Public Archives of Canada and the Public Record Off. of North Ireland, Ottawa, 1929;

 

4.            Jennings, Larry, and Oliver E. Burris, Muskox Report, Vol. X1. Alaska, Dept. Fish & Game, Juneau, April 1971, 12 p., 1 table, 2 append. (Project Progress Rept., Project W-17-2);

 

5.            Jérémie, Nicolas, Relation du Détroit et de la Baye de Hudson, 1720. Cité dans Hoare, W.H.P., Conserving Canada's Mosk-Oxen.  Thelon Game Sanctuary 1928-29, 1930, p. 43.;

 

6.            Laverdière, Camille, Les pâturages à boeufs musqués du nord de l'île d'Ellesmere, archipel arctique canadien.  In: Rev. géogr. alpine, V.22, no. 4, 1954, pp. 735-743, 1 fig., 2 pl.;

 

7.            Lavocat, René, Histoire des Mammifères.  Paris, Editions du Seuil, 1967, 190 p., illus., bibliogr., index. (Ser. Le Rayon de la Science, coll. Microscome, no.28).;

 

8.            LeJeune, Roger, Document d'urgence provisoire préparé pour la première réunion du Comité d'orientation du programme Boeuf musqué, 12 novembre 1974. 14 p.;

 

9.            Ley, Willy, et les rédacteurs de Life, Les Pôles.  Préface et adaptation de Paul-Emile Victor.  Life, Le Monde vivant (Coll.), s.d., 192 p., nombr. illus. coul., bibliogr., index. (Traduction de l'ouvrage en anglais publ. en 1963);

 

10.        Musk-Ox,...The, Experiment in acclimatisation of Musk-ox in soviet North.  In: The Musk-Ox, publ. no. 16, 1975, p.71 (Source: Novosti Press Infor. Serv. Bull. no. 15658, Dec. 13, 1974);

 

11.        Polar Record, First breeding of Musk Oxen in Britain since the Pleistocene.  In: The Polar Rec., V.15, no. 96, 1970, p. 346 (Note)

 

12.        Polar Record, Musk-ox domestication.  In: The Polar Rec., V.18, no.113, May 1976, p. 189 (Note);

 

13.        Rutherford, John Gunion, James Stanley McLean, and James Bernard Harkin, Reindeer and Musk-ox. Report of the Royal Commission upon the possibilities of the reindeer and musk-oxen industries in the Arctic and Sub-Arctic Regions.  Canada, Dept. Interior, Ottawa, King's Print., 1922, 99 p., 31 illus., tables, 14 append., index;

 

14.        Science Et Avenir, La science à travers la presse.  Un boeuf musqué...  In: Science et Avenir, no. 355, sept. 1976, p. 914 (Tiré de Intern. Herald Tribune le 5 août 1976);

 

15.        Tener, J.S. , Muskoxen in Canada. A biological and taxonomic review.  Canada, Wild Serv., Dept. North Aff. & Nat. Res., Queen's Print., Ottawa, 1965, 166 p., 72 tables, 7 pls. out of text, append., Biobliogr: pp. 156-166. (Can. Wild Serv. Monograph Ser: 2).

 


ANNEXES

 

 

 

Annexe 1   :                25 novembre 1970.  Confirmation par le Directeur du Service de mise en valeur des ressources, Monsieur Roger Le Jeune de l’entière responsabilité de la ferme d’élevage du bœuf musqué au médecin vétérinaire Jules Bourque

 

 

Annexe 2   :                18 mai 1973.  Appui de monsieur Roger Le Jeune à la proposition de libérer de jeunes bœufs musqués.

 

 

Annexe 3   :                Plan des lieux.

 

 

Annexe 4   :                Enclos et superficie.

 

 

Annexe 5   :                16 septembre 1983.  Lettre de remerciements et de félicitations pour l’implication du médecin vétérinaire Jules Bourque, par le Secrétaire général associé du Conseil exécutif, monsieur Éric Gourdeau.